Juliette je t'aime
5.5
Juliette je t'aime

Anime (mangas) Fuji TV (1986)

Excellente série mais mauvaise adaptation française

On pourrait simplement critiquer l'adaptation animée du manga "Maison Ikkoku", mais puisqu'on parle ici de "Juliette je t'aime" et parce quil y a beaucoup à dire de cette version française, il est bon ton de séparer les choses.


"Maison Ikkoku" est donc la mise au format télévisuel du manga éponyme créé par Rumiko Takahashi en 1980. Diffusée en 1986 au Japon, puis sur TF1 en France en 1988, la série narre l'histoire de Godai, résident de la pension Ikkoku, un étudiant ayant raté ses concours d'entrée à l'université, qui cherche désespéremment à les repasser, en dépit des brimades que lui font subir ses voisins déjantés que sont Mme Ichinose l'ivrogne, Akemi l'impudique et M. Yotuya l'insaisisable.
Dépité, il se décide à quitter la pension quand arrive Kyôko, leur jeune et nouvelle concierge, de qui il tombera immédiatement amoureux. Suffisamment pour qu'il se décide finalement à rester.
Le récit contera ensuite l'évolution de ses rapports avec celle pour qui il a eu le coup de foudre, ainsi que les obstacles qu'il rencontrera, notamment lorsqu'apparaîtra son grand rival Mitaka, beau et riche professeur de tennis.


Si ce synopsis peut paraître simple et laisser supposer que l'on est face à une romance mièvre, l'oeuvre est en fait bien plus complète et complexe. Plutôt que de se concentrer sur les tentatives de séduction de Godai envers Kyôko, l'histoire développera l'aspect psychologique de chacun des personnages, introduira divers enjeux pour les protagonnistes principaux, et, surtout, saupoudra le tout d'une bonne dose d'humour improbable comme sait si bien le faire Rumiko Takahashi.
Et au final, la mangaka réussit, à partir d'un synopsis de soap opera, à réaliser une irrésistible comédie tout public, bien que plutôt adulte compte tenu des thèmes abordés. L'adaptation animée, sous la responsabilité artistique d'Akemi Takeda, retranscrit plutôt fidèlement le manga et est un classique du genre.


Mais un classique à regarder absolument en version originale, car la version française, diffusée au Club Dorothée sur TF1, est tout simplement désastreuse...


Alors, oui, le mot est lâché : "désastreux". Et ce n'est ni une exagération de puriste (car je ne suis pas vraiment un puriste) ni une attaque personnelle envers les principes d'adaptation de l'époque.


Bien sûr, on peut parler de la francisation de tous les noms : Kyôko devient Juliette, Godai est Hugo, Mme Ichinose se nomme Pauline, Akemi porte le nom de Charlotte, et M. Yotsuya se fait appeler Stéphane. Et on peut, évidemment, relever la censure de toute allusion à l'alcool et à des notions sexuelles, difficilement diffusable dans une émission pour enfants.
Mais ce n'est ici que la partie émergée de l'iceberg, et je n'aurais pas employé le mot "désastreux" juste pour cela.


Ce qui est réellement embêtant, c'est que la version française s'est permise de retravailler les répliques jusqu'à en ôter toutes les subtilités et, parfois, à en modifier le sens. Si on n'a jamais vu la version originale, cela passe inaperçu dans la plupart des cas. Mais le cas échéant, on se rend compte que la profondeur du texte originel et les quelques éléments comiques sont totalement balayés dans cette adaptation française.


Le plus flagrant commence par la francisation des noms, et pas uniquement dans le simple fait de les avoir remplacés : alors que Rumiko Takahashi s'est évertuée à introduire une référence numéraire à chaque patronyme, correspondant à leur numéro de chambre en ce concerne les pensionnaires d'Ikkoku (Ichinose pour 1, Yotsuya pour 4 ou Godai pour 5), la version française ne reprend pas ce clin d'oeil. Bien sûr, on peut se dire que l'exercice de reprendre ce principe tout en la francisant était un peu complexe, que ce type de référence n'était pas forcément indispensable pour le public tricolore. Mais le vocabulaire de notre pays regorge aussi d'allusions numéraires sur lesquelles il aurait été possible de se baser pour créer des noms de famille. Dommage que le travail d'adaptation n'ait pas cherché à le faire.


Le cas de Yotsuya est particulier : dans la série, il n'est jamais appelé par son prénom... tout simplement parce que personne ne le connaît ! C'est d'ailleurs l'un des éléments qui forgent l'excentricité du personnage, qui en cultivent le décalage et le mystère, et lui donnent un aspect comique comme seule sait en créer Rumiko Takahashi.
En VF, Yotsuya est nommé par un prénom, Stéphane. Donc, cela ôte déjà cette particularité de la version originale. Mais, à la limite, cela aurait pu être rattrapé si le nom de famille du personnage était rendu inconnu. Et il l'est... sauf qu'en vérité, il l'est au même titre que celui de Pauline, Charlotte ou Suzanne : on ne le connaît pas, parce qu'aucune scène dans la série ne les a rendus indispensables.
Dès lors, la version française ne s'est pas embêtée à trouver un patronyme complet à tous les personnages, qui, à la base, ne sont nommés que par leurs prénoms. On se rendra même compte que les dialogues français font le maximum pour ne jamais avoir à prononcer les noms de familles. Seuls font exceptions les personnages dont on finit par rencontrer la famille ou la belle-famille : les autres protagonistes ne pouvant pas les appeler par leurs prénoms, la VF leur a attribué un nom de famille. C'est le cas de Juliette, d'Hugo et de François, notamment.


Ceci étant dit, la VF nous apporte quand même un fait amusant : si Yotsuya a un prénom inconnu, le comédien de doublage qui lui prête sa voix en français a, lui, un nom de famille inconnu et est simplement mentionné comme étant "Emmanuel X".


De manière générale, la VF ayant été produite pour un public d'enfants, plusieurs choix ont été faits :
- les références à l'alcool et au sexe disparaissent
- les aspects sociaux-culturels typiquement japonais sont gommés
- tout aspect du récit pouvant choquer les enfants sont tus, et notamment en ce qui concerne la mort
- toutes les allutions implicitent sont soit supprimées soit explicitées, pour une meilleure compréhension immédiate


Or, ces quatre choix, et particulièrement les deux derniers, nuisent totalement au récit ! Rumiko Takahashi aime baser des éléments clés de son récit sur des quiproquos, et donc sur des paroles implicites : cela est tout simplement inexistant en VF.
Ainsi,


lorsque Mitaka fait une demande en mariage détournée à Kyôko en lui disant la vouloir pour partenaire, elle lui répondra qu'elle n'a pas le niveau pour être professionnel de double en tennis, là où Juliette, en VF, lui répondra qu'elle ne souhaite pas se remarier


.


Plus gênant, à la fin de l'histoire,


lorsque Godai fait sa demande en mariage à Kyôko, cette dernière lui fera faire la promesse de ne pas mourir avant elle, dans une des répliques les plus émouvantes et profondes de l'oeuvre, dans la mesure où le spectateur comprend que le personnage ne veut pas vivre à nouveau la souffrance de la perte de l'être cher


.
En français,


l'allusion à la mort s'est traduite par une promesse que Juliette demande à Hugo de rester avec elle pour toujours, ce qui est bien plus classique et mièvre. C'est d'autant plus étrange et dommage que l'idée de la mort a été évoquée au moins deux fois dans la diffusion au Club Dorothée : une fois lorsque Yagami se demande si Godai s'est suicidé, et une autre lorsque Mitaka imagine Asuna en train d'essayer de se donner la mort


.


La liste des modifications est longue, il y a au moins une altération du récit par épisode (et il y 96 épisodes dans la série). Parfois, on n'en comprend pas la raison, comme lorsque


Sakamoto arrive en avance au mariage de Godai et Kyôko, là où la VF dit qu'il est en retard


.
D'autres fois, on se rend compte que les adaptateurs n'aiment pas les vides : une scène totalement dénuée de paroles en VO peut se retrouver avec du texte en VF, ou des prénoms peuvent être inventés là où il n'y en a pas (


comme le mari de Kozué, au visage et à l'identité inconnus, qui s'appelle Gontrand en français


).


Mais il y a aussi et surtout des moments où cela crée des incohérences dans le récit. D'une part, on a du mal à comprendre pourquoi les personnages deviennent ivres en ayant bu de la limonade, alors qu'ils adoptent des comportements alcoolisés ayant une indicence sur le récit.
Et d'autre part, certaines répliques perdent leur sens ou prennent même une signification radicalement opposée à l'originelle, comme lorsque Kyôko annonce,


devant Godai, vouloir rester célibataire jusqu'au printemps, ce qui laisse supposer qu'elle attend que celui-ci soit diplômé avant d'envisager un mariage avec lui, le tout dans un épisode où d'autres indices trahissent les sentiments du personnage, là où la VF lui fait dire "Je ne me remarierai jamais" et exprime l'exact contraire au spectateur français. L'épisode suivant verra Sakamoto, mis au vent de cette anecdote, dire à Godai qu'elle faisait sûrement allustion à lui


, dans une réaction qui perd son sens en VF.


Dans tous les cas, cela lisse totalement la créativité du récit de Rumiko Takahashi, qui devient beaucoup moins subtil et touchant, et c'est vraiment dommage.


Et on finit en parlant du jeu des comédiens français : si Pauline a une voix qui colle parfaitement au personnage, si celle d'Hugo gagne une maturité appréciable par rapport à la VO et si Suzanne (Kozue) et Hortense (Asuna) ont une agréable voix douce qui traduit bien leur charme, Déborah Perret attribue à Juliette une voix totalement nasale et criarde, à mille lieues du personnage de femme douce, attentionnée mais faisant preuve de caractère que représente Kyôko Otonashi. La bienveillance de la protagonniste principale n'est alors en rien traduite dans la voix de Juliette, qui monte beaucoup trop souvent dans les tours, semble constamment nerveuse, y compris dans des scènes romantiques, et ne prend quasiment jamais de nuance, en particulier dans les scènes touchantes. On a alors beaucoup de mal à percevoir les émotions que le récit souhaite nous transmettre.
Le comble est qu'il ne s'agit même pas de la voix naturelle de la comédienne et qu'elle la transforme pour jouer ce rôle, pourtant principal. Il y a donc eu, quelque part, un choix qui a été fait et validé de la part de l'équipe d'adaptation et on ne peut en être que dubitatif.


C'est pour tous ces aspects que je juge la version française désastreuse : texte parfois hors propos, subtilités gommées, jeu de la comédienne principale en dehors du sujet... Pour mieux saisir l'oeuvre, il est impératif de la regarder en version originale.... ou en version espagnole ou anglaise, car contrairement à nous, français, nos amis hispanophoes et anglophones ont eu la bonne idée de restituer l'oeuvre telle qu'elle est, respectant davantage le texte et offrant à Kyôko des voix plus en adéquation avec le personnage.


En résumé, "Juliette je t'aime", donc dans sa version française telle que diffusée au Club Dorothée sur TF1, est à éviter absolument, sauf si une envie de nostalgie des années 80-90 vous vient ou que la voix de Déborat Perret vous enchante les tympans (pourquoi pas ?). Mais "Maison Ikkoku" est une oeuvre à recommander absolument : classique du genre, elle est une de ces séries marquantes de la fin du précédent siècle et s'avère particulièrement intemporelle. Il serait dommage d'en gâcher le visionnage en faisant le choix de cette VF qui ne respecte en rien et ressemble davantage à une adaptation faite à moindre coût pour une émission jeunesse qu'à un véritable travail de restitution de l'oeuvre. Donc, j'insiste, mais vraiment : regardez cet animé mais préférez la version originale (ou les versions espagnole ou anglaise).

Alteo
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le 10 mars 2020

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