(nb. Cette critique porte sur l’ensemble de la série.)
Un jour on m’a dit : « il faut voir l’Attaque des titans ».
…Puis on me l’a redit le lendemain, puis le surlendemain, puis encore le jour d’après. C’était il y a de cela quelques années, et depuis ça n’a jamais cessé.
Fallait-il que je cède à l’appel ? Etant en froid depuis un moment avec le format « séries » – et cela notamment à cause d’autres « incontournables » qu’il fallait que je voie absolument (et qui m’ont copieusement gavé sur d’interminables saisons) – j’ai longtemps opté pour la défausse.
« Je suis en froid avec le format "séries" depuis un moment. J’ai trouvé mes dernières expériences en la matière bien longues et peu consistantes. Je préfère passer mon tour et attendre d’être davantage disposé au fait de m’ouvrir aux qualités éventuelles de cette œuvre. » (Admirez mon sens de la diplomatie.)
– Mais l’Attaque des titans est une série consistante. D’une richesse peu commune. D’une profondeur discursive étourdissante. Ses qualités ne sont pas éventuelles. Elles sont certaines. Il faut voir l’Attaque des titans.
– Mmmh, oui mais je constate que c’est un anime. Or les animes et moi, c’est un peu de l’histoire ancienne, vous savez. J’ai fini par décrocher à cause de l’affirmation de codes visuels et narratifs auxquels je n’adhère pas du tout… (Diplomatie, toujours.)
– L’Attaque des titans se risque à une véritable audace visuelle, narrative et musicale pour de l’anime. C’est l’adaptation d’un manga à succès. Ils y ont mis les moyens qu’il fallait, et l’auteur originel s’y est très investi. Il faut voir l’Attaque des titans.
– Ah mais on dirait bien que c’est un shônen aussi votre truc. Moi, les shônens – surtout en anime – j’ai vraiment du mal. One Piece, Naruto, tout ça pour moi ça a été une souffrance sans nom.
– Rien à voir. L’Attaque des titans peut être effectivement considérée comme un shônen, mais ça n’en est pas vraiment un non plus. Il se réapproprie les codes pour mieux les transgresser. C’est bien plus cru, mature, violent. C’est une œuvre majeure dans le domaine. Il faut voir l’Attaque des titans.
– Oui enfin je me souviens qu’aux temps de la Playstation 2, on disait aussi que…
– Rien à voir. Il faut voir l’Attaque des titans.
– Eh Coxwell ! Pitié ! Aide-moi ! Il y a plein de gens qui veulent que je regarde l’Attaque des titans. Je me sens comme assailli de toute part.
– Ah ? Mais il parait justement que c’est très bien l’Attaque des titans…
– Non mais, attends… Je crois qu’on s’est mal compris. Moi ce que…
– Tiens, j’ai la première saison sous la main si tu veux.
– Mais ce n’est pas ça que…
– Tu me diras ce que tu en penses.
– Sauf que je ne compte p…
– Mais si. Il faut voir l’Attaque des titans. Tu me diras.
– Bon bah… OK… Puisque visiblement on ne me laisse pas le choix… Bon ça y est ! C’est fait, tout le monde ! J’ai vu la saison 1 ! Et c’est vrai qu’il y avait des trucs sympas dedans. Shiganshina, Trost, Stohess, toussa toussa… Bon après ça reste un shônen et moi, les shônens, je ne me sens pas de me les enquiller pendant des saisons et des saisons hein… Donc bon…
– Tu n’as rien vu à Shiganshina. L’Attaque des titans c’est bien plus que ça. C’est profond. Déroutant. Intelligent. Il faut voir l’Attaque des titans. En entier.
– Bah si, j’en ai quand même vu un peu là ! Pour le reste on verra quand…
– Non. Tu n’as rien vu à Shiganshina. Rien.
– Je…
– Il faut voir l’Attaque des titans. En entier. »
En vrai, je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà subi un tel lobbying en faveur d’une série par le passé. Un lobbying aussi régulier. Aussi univoque. Aussi multilatéral.
Pour être honnête, j’ai toujours tendance à me méfier des avis aussi univoques, surtout quand ils proviennent d’un de ces milieux aussi enclins à la culture communautaire comme peuvent l’être les adorateurs d’anime. La culture communautaire, ça peut très vite dériver vers de la défense de drapeau ; vers de la simple exultation de codes identitaires, ce qui reste pour moi le pire ennemi de l’esprit critique. On sanctifie les codes, on les défend comme si on protégeait l’honneur de sa mère bafouée. Et c’est comme ça qu’on se retrouve avec des phénomènes d’adoration d’apparence unanimes mais qui sont en fait entretenus en vase clos et qui peuvent donc s’avérer bien trompeurs.
Si je prends la peine de préciser tout cela avant d’entrer pleinement dans le vif du sujet, c’est bien évidemment pour que vous compreniez d’où je parle ; de par où j’ai abordé cette Attaque des titans. Je fais partie de ces gens qui ne tiennent pas les codes de l’anime ou du shônen comme actés. Pas mal d’entre eux me gonflent et participent généralement à brider mon plaisir face à une œuvre. Et même si, moi aussi, j’ai fini par me mater tous les épisodes de cette Attaque des titans et que j’ai fini par en tirer de nombreuses satisfactions – au point que cette série marquera indéniablement mon esprit de « ciné/sériephile » (et je pense pour longtemps) – il n’empêche que la première des choses qu’il me semble indispensable de préciser au sujet de cet anime, c’est que son accessibilité est loin d’être évidente. La Graal a été obtenu ici, du moins me concernant, au prix de grands efforts et de concessions.
Parce que bon, pour ma part – et désolé pour celles et ceux que ça peut froisser – mais moi je trouve qu’il faut quand même être capable de se les coltiner toutes ces conventions du shônen. Je sais que beaucoup ont fini par les tolérer – voire les intégrer – mais, pour ma part, je n’arrive pas à les considérer autrement que comme de véritables insuffisances formelles.
Par exemple, moi je pense que je ne me ferai jamais à ces character designs dégueulasses à base de gros yeux ronds, de petites bouches inexpressives et de coiffures improbables. Dans ce registre-là, les personnages d’Eren et surtout d’Armin tiennent vraiment le pompon, et c’est quand-même très con dans la mesure où il s’agit-là de deux des trois personnages principaux (non mais la coiffure d’Armin, franchement… Non.)
C’est d’autant plus incompréhensible qu’à côté d’eux on a des personnages qui ont beaucoup plus de caractère, je pense surtout à Bertoldt, mais aussi un peu à Reiner et Annie, voire même carrément aux titans eux-mêmes (ce qui est quand même un comble quand on en prend la peine d’y réfléchir deux minutes.)
Alors après, j’entends bien l’argument qui consiste à dire que l’anime Attaque des titans est à ce sujet-là un peu victime du manga qui, à ses origines, ne brillait franchement pas dans ce domaine (il parait que ça s’est amélioré avec le temps, à ce qu’on m’a dit), mais il n’empêche que, me concernant, ça a déjà constitué une sacrée barrière pour m’intéresser aux personnages qui, en plus de ça, sont vraiment nombreux. (Ce qui peut s'avérer problématique tant la série est punitive à l’encontre de celles et de ceux qui n’ont pas été attentifs. On en reparlera…)
La chose se corse d’autant plus, me concernant, quand, en plus de ça, pas mal de personnages se montrent assez vite horripilants à souhait. Eren hurle en permanence ; Armin est toujours là à se morfondre ; Mikasa ne sort quant à elle jamais de sa posture de bad ass morose qui plane au-dessus du monde tel Bouddha détaché de ses problématiques terrestres… Bref, pas de quoi me tenir sur des dizaines d’épisodes, surtout que, dans un premier temps, les caractères de chacun évoluent bien peu.
En plus de ça, il a fallu que – au cas où on n’aurait pas compris – tous les autres personnages passent leur temps à faire de la lecture de fiches de carac’ au sujet de tout leur entourage. Et vas-y qu’en plus de ça on doive se coltiner la verbalisation ad nauseam des états d’âme de chacun : ses ressentis, ses dilemmes, ses enjeux…
Alors oui, je sais : c’est une convention. C’est adressé à un public adolescent, donc on prend toujours bien la peine de veiller à ne perdre personne… Mais bon, voilà, moi je ne suis pas un adolescent, et devoir me coltiner une telle pauvreté narrative pendant des épisodes et des épisodes, je trouve juste ça pesant, surtout quand, en parallèle de ça, on se retrouve parfois à devoir gérer des aspects de la narration qui, au contraire, sont soudainement d’une incroyable densité et/ou complexité informationnelles.
Parce que oui, l’Attaque des titans, c’est le genre de série qui, par exemple, use et qui abuse du flash-back. Elle y a recours régulièrement, pour plein de personnages, plein de situations et sur plein de tronçons chronologiques différents. La gymnastique intellectuelle qu’ils nécessitent n’est donc pas toujours aisée tant la densité d’informations qu’ils contiennent est fluctuante et que leur intérêt est franchement variable.
(Moi, par exemple, il m’a fallu m’y reprendre en deux fois pour bien digérer les flash-backs d’Ymir, Grisha ou Sieg tellement ils étaient denses et cruciaux pour la compréhension future de l’intrigue. Par contre, j’étais à deux doigts d’appuyer sur avance rapide concernant ceux de Christa et surtout des Akerman.)
Et tout ça a été d’autant plus difficile à gérer du fait que la série adopte un rythme vraiment chaotique, parfois pour le meilleur (on en reparlera également), mais souvent pour le pire. On peut parfois se retrouver confronté avec des piétinements assez sidérants, où les épisodes commencent en reprenant plusieurs minutes de l’épisode précédent avant de diluer comme jamais l’action qui va suivre. C’est ainsi que la bataille de Trost s’étale sur six épisodes plus que dispensables ou bien encore que l’épisode de capture en forêt (les initiés comprendront) se retrouve lui aussi dilaté sur près d’une heure. Puis, après des trous d’airs comme ceux-là, on se retrouve alors parfois confronté brutalement à un torrent informationnel qu’il va falloir digérer et sur lequel on ne reviendra jamais. Ajoutons à cela le fait que le scénario semble parfois lui-même se prendre les pieds dans son propre tapis, et voilà une formule qui, dans son ensemble n’incite clairement pas les spectateurs les moins téméraires à faire vraiment l’effort de tout saisir.
Quelques exemples pour celles et ceux qui connaissent la série et seraient dubitatifs face à pareille affirmation :
Pourquoi affirme-t-on que le verre de protection produit par un titan est incassable au moment où Annie décide de se mettre en sommeil à la toute fin de la saison 1, alors que celui d’Eren se brise facilement dès la saison suivante ?
Comment Rhodes Reiss parvient-il à se transformer en titan en léchant le liquide de la seringue explosée au sol alors qu’Hansi explique que ce liquide perd toutes ses propriétés une fois exposé à l’air libre ?
Pourquoi les Reiss ont-ils recours à un roi fantoche alors qu’ils sont manifestement légitimes à gouverner ?
Comment Erwin espère-t-il mener un coup d’Etat sans violence en réinstallant un héritier légitime sur le trône alors que tout le monde est censé avoir oublié qui est légitime et qui ne l’est pas ?
Pourquoi, dans l'épisode 51, lors de la seconde bataille de Shinganshina, Erwin dit qu’en cas d’éradication de leurs chevaux, son bataillon et lui seront coincés dans la ville, alors que le schéma explicatif semble ouvrir la possibilité d’une fuite par les tranches du mur ?
Pourquoi Bertoldt ne se transforme pas lorsque Reiner est pris d’assaut lors de leur fuite de la saison 2 alors que, techniquement, rien ne semble l’empêcher de le faire ?
Pourquoi Armin ne révèle-t-il pas plus tôt la duplicité d’Annie alors qu’il l’a déduite dès l’inspection surprise de matériel ? A l’inverse, pourquoi ne déduit-il pas celle de Bertoldt et de Reiner plus tôt, alors qu’il avait tous les éléments en main depuis des mois pour le faire ?
Alors après, peut-être il y a-t-il une logique dans tout ça. C’est peut-être moi qui n’ai pas été suffisamment attentif. Mais, dans tous les cas, pour ce qu’il en est de mon expérience personnelle, et malgré ma bonne volonté, j’ai clairement patiné à suivre certains aspects de l’intrigue.
Et histoire d’en finir définitivement avec les pires griefs liés aux codes du genre : posons tout de suite là mon dernier gros problème : celui des musiques. S’il arrive parfois à l’habillement musical de faire vraiment mouche (et de cela aussi on en reparlera), la moitié du temps on se retrouve avec d’infâmes soupes électroniques dignes des menus de jeu PS1 de seconde zone. Même avec la meilleure volonté du monde, impossible de passer outre. Non seulement c’est hideux mais, en plus de ça, c’est totalement dénué de sens narratif. C’est vraiment de l’habillage random de mauvais goût et c’est posé régulièrement, çà et là, comme si ça ne posait aucun problème alors que, pour moi, ça a régulièrement été le pire-tue l’amour de la série, et cela même lors des dernières saisons où j’étais pourtant enthousiaste et mithridatisé.
Bref, vous l’aurez compris, j’ai lutté. Souvent. Longtemps. Jusqu’au bout. Mais cette lutte ne fut pas vaine – loin de là – et c’est la raison pour laquelle j’aurais tendance à inviter celles et ceux qui se reconnaissent dans ma position à se risquer malgré tout à plonger dans cette série – et surtout d’y insister – parce qu’effectivement, non, c’est vrai, en fait on n’a vraiment rien vu à Shiganshina.
…Rien.
C’est d’ailleurs toute l’incongruité de cette Attaque des titans. C’est clairement une série qui fonctionne par strates ; chaque strate révélant toute la richesse de la précédente. Du coup, tant qu’on a que la première strate face à soi, on est bien contraint de ne considérer cet anime que sous l’angle sous lequel elle nous présentée : trivialement.
Et ça donne quoi de considérer cette Attaque des titans de manière totalement triviale ?
Ça donne un récit d’apparence classique : trois héros adolescents confrontés à un schéma épique tout ce qu’il y a de plus conventionnel. Le monde est menacé par un terrible mal séculaire – ici de gigantesques monstres d’apparence vaguement humaine appelés « titans » – et ce sont bien évidemment nos héros qui, de par leurs choix personnels et moraux, vont se retrouver en situation de sauver tout le monde et d’enfin lever la menace pour toujours, afin que chacun puisse vivre dans la paix et l’harmonie… (Du moins pense-t-on.)
…Et c’est là que se trouve déjà une première grande habilité de l’œuvre, je trouve : elle n’a pas peur de jouer des codes de son genre pour mieux nous piéger par la suite.
Et ç’en serait presque tout le paradoxe de ce shônen : c’est qu’il tire aussi son efficacité du fait qu’il soit un shônen.
Parce qu’il se trouve qu’on connait les codes du genre et que – généralement – on finit par les tolérer, l’Attaque des titans décide régulièrement d’en jouer à son avantage sans qu’on s’en rende vraiment compte. Qu’on déroule toute une brochette de sidekicks inconsistants et archétypaux afin de générer des enjeux pour nos héros ; qu’on s’étale dans des scènes d’action interminables afin d’orchestrer la longueur et la rudesse de l’épreuve par laquelle les héros vont devoir passer pour se révéler ; et surtout qu’on brode tout ça avec des scènes intercalaires censées nous démontrer que la solution passe toujours par le pouvoir de l’amitié et le dépassement des antagonismes initiaux ; c’est là toute la trame habituelle d’un shônen.
Ainsi, l’intrigue peut-elle se permettre de disséminer çà et là – et sans éveiller les soupçons – des éléments d’apparence inconsistante mais qui seront essentiels par la suite aux futurs retournements de situation. Parce qu’en fait, tout est là depuis le début. Dès la première bataille de Shiganshina, la série nous délivre déjà des informations déterminantes pour la suite. Seulement elle nous les montre sans nous donner les outils de compréhension qui pourraient nous permettre de voir – on nous maintient dans l’ignorance et dans les codes du récit épique conventionnel – si bien qu’on ne voit pas.
J’ai trouvé par exemple bien vu de la part de la série de bien nous montrer Annie dès l’épisode 2 parmi les flots de réfugiés issus de l’évacuation de Shiganshina, puis d’attendre l’épisode suivant pour nous la présenter parmi les recrues de l’armée, pour encore attendre l’épisode d’après pour nous dire qu’elle venait du même village que celui de Reiner et Bertoldt. L’air de rien, en trois épisodes, on a tous les éléments pour cerner la duplicité des trois protagonistes puisqu’Annie ne peut venir du village énoncé par Reiner et Bertoldt puisqu’elle était parmi les réfugiés de Shinganshina. C’est donc qu’Annie ment, et que Reiner et Bertoldt mentent en la couvrant. Seulement, à ce moment-là de notre visionnage, on ne peut pas vraiment opérer ce raisonnement. On ne nous a pas montré les choses dans le bon ordre, ni avec l’insistance nécessaire pour cela. On a donc vu mais sans rien voir, un peu comme quand, lors du générique de fin de la saison 2, la série se permet le toupet de nous révéler toute l’histoire à l’origine des titans. On se le mate, l’air de rien une bonne quinzaine de fois, mais sans rien en tirer vraiment pour autant.
On a pourtant assisté à tout. On était des témoins privilégiés. Mais malgré ça, au final, comme les héros, on n’a rien vu, dans le générique comme à Shiganshina.
Le procédé est d’autant plus efficace qu’il n’est pas gratuit. J’aurais presque envie de dire que c’est lui qui ferait presque de cette Attaque des titans un anti-shônen.
Car s’il y a bien un élément qui soit constitutif du shônen, c’est l’affirmation du héros par l’épreuve. Les enjeux sont d’ailleurs souvent simplifiés et binarisés à l’extrême afin d’appeler à la mise en action du héros, car c’est justement parce que son intervention est rendue indispensable que ce dernier va être contraint de sortir de sa coquille, de dépasser ses propres limites, et d’aller chercher la force chez ses amis et parfois chez des semi-antagonistes qu’il parviendra à rallier à sa cause. Il y a dans le shônen une obligation presque cathartique à l’action qui – on s’en doute bien – cherche à faire écho à cet âge de passage qu’est l’adolescence…
Seulement, si on y regarde bien, en ce qui concerne ce registre-là, l’Attaque des titans ne semble finalement avoir construit son épopée que comme une vaste entreprise de sape de l’élan héroïque. D’un côté, tout semble là pour permettre à Eren de partir à l’assaut de sa destinée héroïque : la menace est évidente et titanesque, le combat qui est mené l’est pour la survie du genre humain tout entier (rien que ça), et voilà qu’en plus de ça…
…sa mère est tuée dès le premier assaut, justifiant ainsi une quête vengeresse.
Tout est donc posé pour que la pulsion bouillonnante d’Eren devienne le moteur salvateur d’une humanité en péril, surtout que le jeune-homme est appuyé en cela par celui capable de compenser son manque de stratégie (Armin) et celle qui est capable de compenser son manque de sagesse (Mikasa). Bref, le trio gagnant est clairement installé par l’intrigue sur un long rail guidant leur action vers un but clair, précis et légitime… Et pourtant…
Et pourtant, d’un autre côté, tout est entrepris par la série pour leur envoyer d’autres signaux tout aussi clairs et nets : leur élan dans ce combat ne sera pas émancipateur. Il ne leur permettra pas de s’affirmer et encore moins de se libérer, eux comme l’humanité. Après avoir totalement subi la barbarie de l’assaut de Shiganshina, la première bataille que mèneront les héros après leur formation militaire et par laquelle doit – diégétiquement parlant – s’exprimer leur sursaut…
…sera pourtant un échec tout aussi cuisant que le premier assaut.
Alors que la convention voudrait que cette riposte soit l’expression d’un renversement de vapeur – début de l’affirmation des héros – chacun reste au contraire désespérément impuissant. Les valeureux compagnons qui devaient aider notre trio héroïque se font décimer à la pelle. Eren se fait démembrer malgré sa rage et son courage. Armin reste tétanisé face à l’obligation de sauver son ami. Mikasa se retrouve à s’époumoner seule et en vain.
L’intervention des héros, bien que virevoltante et pleine de fougue, a été totalement stérile. Au final, seule la transformation d’Eren en titan changera la donne. Dit autrement, ce ne sont ni l’action ni la volonté du héros qui vont permettre de renverser la donne, ce sera au contraire ce qu’on aura fait au dépend de lui et qui agira malgré lui. Tout un symbole.
Tout dans cette série ne cesse de crier aux héros que leur combat est vain, mais ils persistent malgré tout. Ils persistent sur la voie classique du shônen que cette série n’entend pourtant pas appliquer. Et ce sera justement le rôle de chaque nouvelle strate de récit que de faire comprendre ceci aux héros : ce n’est pas leur acte héroïque qui les émancipera, car c’est dans l’acte héroïque que se trouve le cœur de leur aliénation.
L’Attaque des titans ne fait que raconter ça, en permanence : l’histoire de foules entières qu’on a appelé à devenir des héros – qui aspirent à le devenir – mais qui ne sont en fait que de la chair à canon servant des intérêts et des enjeux qui ne sont pas les leurs ; mais qu’ils servent quand même parce qu’on les a enfermés dans une vision trop simpliste et binaire de la situation qu’ils sont en train de vivre.
Et c’est ainsi qu’on se retrouve avec une dynamique de récit totalement contre-intuitive pour un shônen car, dans l’Attaque des titans, ce ne sont pas les combats qui débloquent les situations et font évoluer les individus. Au contraire, les combats sont généralement des entreprises vouées à l’échec, entrainant des sacrifices inutiles et semant les graines d’une riposte qui, mécaniquement, entretiendra cet enlisement morbide.
A l’inverse, ce qui va participer à l’avancée de l’intrigue et – d’une certaine manière – à l’émancipation des héros, ce sera lorsqu’une révélation s’imposera à eux. Dans l’Attaque des titans, le héros ne progresse pas en devenant plus fort, il ne progresse qu’en se déniaisant. Et l’épreuve qu’il doit surmonter dépasse de loin l’atrocité des combats. Elle passe aussi et surtout par le fait d’avoir à encaisser cette vérité selon laquelle, depuis le départ, il n’a été qu’un jouet au service de forces, de volontés, de projets qui le dépassent et dont la noblesse n’est qu’illusoire, rendant ainsi bien futiles beaucoup de ses sacrifices et bien dérisoires beaucoup de ses efforts.
Le chemin du héros dans l’Attaque des titans est un chemin qui le conduit jusqu’à la conscientisation pleine et entière qu’en tant qu’individu il ne peut rien face aux forces qui déterminent son existence et que, sitôt pense-t-il pouvoir agir individuellement contre elles, qu’en fait il ne fait qu’agir à leurs services, selon leurs plans, parce qu’il est bien plus esclave qu’il ne le pense réellement. Voilà bien un cheminement plus que contre-intuitif pour un shônen donc, mais tout aussi contre-intuitif pour une époque où le culte libéral triomphe partout, même (partiellement) en Asie…
…Et c’est peut-être d’ailleurs pour ça que l’Attaque des titans connait un tel succès et qu’elle parvient autant à séduire aussi bien son cœur de cible (les adolescents) qu’un public plus large (moi, par exemple.)
Le succès rencontré par une œuvre n'a jamais rien d'anodin. Il dit toujours quelque chose de l'époque qui l'a rendu possible tout comme il dit quelque chose du public qui l'a porté.
La décennie dernière c'était le triomphe inattendu de Game of Thrones qui révélait à quel point ces jeux cyniques de pouvoir – totalement déconnectés d'idéaux et de projets politiques collectifs – pouvaient rentrer en résonance avec l'imaginaire d'un public bien plus large qu'imaginé. Pour moi il en va de même au sujet du plébiscite dont a bénéficié l'Attaque des titans. Face à ces multiples histoire enjôleuses, fantasmatiques et rassurantes offertes par le modèle archétypal de l’épopée, c’est finalement vers un récit profondément et fondamentalement démystificateur que le public adolescent a préféré se tourner. Une démystification d'autant plus puissante que l'Attaque des titans aura su lui donner corps ; la rendre palpable à tel point qu'elle sache faire écho auprès de tout un monde.
Ce sera d'ailleurs la dernière grande qualité qu'il me semble devoir souligner au sujet de cette série. Comme toutes les grandes œuvres qui ont su marquer les esprits, elle a su aller au-delà de la simple démonstration. Plus que donner à voir et à réfléchir, elle a aussi et surtout donné à sentir.
Parce que oui, j’ai beau avoir une foule de griefs formels à l’égard de cette Attaque des titans qu’en contrepartie elle a su m’offrir de sacrés moments de bravoure. Ils sont certes beaucoup moins nombreux que tous ces moments de piétinement, redites ou descriptions, mais – du moins en ce qui me concerne – ils ont laissé une sacrée trace, tant ils savent taper juste et tant ils parviennent à donner une cohérence profonde à tout l’ensemble.
En cela, la scène de la série est un vrai cas d’école. Elle débarque sans crier gare, prenant totalement de cours et le rythme et la narration installés depuis plusieurs épisodes, et elle profite clairement de cet état de sidération pour nous faire ressentir à nous, spectateurs, le vrai sens profond de cette tragédie qui se joue sous nos yeux depuis le début. Et pour celles et ceux qui connaissent déjà la série et qui ne voient toujours pas à quoi je fais référence, sachez que je vous parle de cette scène…
…d'aveu et de transformation de Reiner, puis de Bertoldt.
Ce qui est fascinant dans cette scène, c’est qu’elle se lance sur le pire terrain qui soit. On est plongé dans une longue bataille de sape, le bataillon d’Eren est en train de se redéployer quand – tout soudain – Reiner lui avoue que Bertoldt et lui sont deux des principaux titans qu’ils pourchassent tous depuis le départ. Ça tombe comme ça, comme un cheveu sur la soupe, au milieu d’une conversation random menée en pleine nuit, sur la tranche d’un des grands murs. Eren réagi sûrement comme on l’aurait un peu tous fait, un peu groggy. Il n’arrive même pas à considérer l’information. Il la trouve même incohérente. Pourquoi lui révéler ça, maintenant ? Quel intérêt ? Si Reiner est vraiment ce qu’il prétend être, comment peut-il espérer obtenir son retournement comme ça, en un tel instant ? Étourdi, Eren semble considérer le proposition de Reiner comme un moment de délire ; un pur produit de l’épuisement psychologique de chacun. Eren lui-même est livide, si bien qu’il ne réalise vraiment qu’au moment où Reiner régénère son bras qu’en fait il lui disait bien la vérité. Et voilà comment, comme ça, de but en blanc, une foultitude de cartes sont abattues sur la table. Le mystère qui tournait autour de l’identité de ces deux titans et que la série s’était évertuée à entretenir durant de longs épisodes tombe d’un coup, comme un soufflé. Et voilà aussi comment une bataille dantesque doit se lancer, alors que personne n’est préparé ; alors que personne ne s’y attendait…
…Et j’ai trouvé ça tout bonnement génial.
Il a certes fallu que je digère dans un premier temps, c’est vrai. Mais, après coup, force est tout de même de constater que cette manière de faire a permis de générer quelque chose d’assez prodigieux. Parce qu’à ce moment-là, j’étais comme Eren ; en pleine confusion. Cette confrontation, je l’attendais. Je l’espérais. Elle est pensée pour être l’aboutissement d’une tension débouchant sur un soulagement. Mais là, dans la précipitation des événements, tout est brusquement troublé. Pourquoi ce double-jeu de la part de Reiner et de Bertoldt depuis le début ? Comment ça se fait qu’on n’a rien vu venir ? Et Reiner semblait si troublé au moment de révéler la vérité ; comme en prise avec une lutte interne lui faisant perdre la raison. Quant à Bertoldt, il donnait l’impression de faire lui aussi un terrible effort sur lui-même pour se rappeler les raisons de son engagement au sein du camp ennemi. Mais d’ailleurs, quel est cet engagement justement ? Comment peut-il justifier qu’on participe à un immense massacre aux côtés de monstres difformes ? Que sait-on de Reiner et de Bertoldt au fond ? Peut-être auraient-ils beaucoup à nous raconter ces deux personnages. On aimerait presque les interroger, les questionner, mais non. Il faut les combattre. Mais le faut-il vraiment ? Et pourtant le combat s’engage. Un combat que chacun va mener en s’efforçant de mobiliser la rage nécessaire qu’il a en lui pour dépasser le doute. TOUTE l’Attaque des titans est dans cette scène.
C’est dans cette même scène qu’on retrouve aussi la musique de la série, en l’occurrence la piste de la bande originale intitulée Vogel Im Käfig. Littéralement : « l’oiseau en cage ». A côté de toutes les bizarreries électroniques de PS1, cette musique-là, elle tranche comme jamais. Orchestrale, grandiose, épique à souhait, et surtout pétrie de cette mélancolie qui est pour moi la signature de la série. L’Attaque des titans est l’histoire de gens qui participent à leur dépend à une gigantesque entreprise de mystification dont ils sont pourtant les premières cibles et les premières victimes ; mais des gens qui cherchent malgré tout avec rage la motivation pour continuer un combat dont ils comprennent pourtant progressivement qu’il n’est peut-être pas le bon.
Vogel Im Käfig, c’est l’énergie du désespoir faite musique. C’est la recherche maussade d’une beauté dans un combat dont on sait au fond de soi qu’il n’est qu’une tragédie ; un échec quel qu’en soit l’issue. Ce serait presque l’expression d’une pulsion de mort.
D’ailleurs avez-vous remarqué qu’avant cette fameuse scène, cette musique n’avait retenti que pour souligner les transformations qu’Eren accomplissait pour lutter contre Annie ? L’air de rien, par le seul usage de cette même musique, la série établit un parallèle entre la situation de Reiner et celle d’Eren. Tous deux combattent ceux qu’ils ne devraient pas combattre. Leur assaut est, par nature, tragique. Tragique parce que fratricide.
Et est-ce que je pousse le bouchon jusqu’à insister sur le fait qu’à chaque fois, ces transformations s’opèrent quand leurs auteurs ont décidé de tirer un trait sur leurs compagnons d’armes ? Lorsqu’elle retentit lors du premier combat d’Eren contre Annie, c’est lorsqu’Eren décide qu’il aurait dû régler le problème par lui-même au lieu de faire confiance en ses amis. Lorsqu’elle retentit pour Reiner, c’est lorsque Reiner abandonne sa stratégie de rallier Eren et décide finalement de réaffirmer le fait qu’ils soient tous les deux dans deux camps opposés l’un à l’autre. Dit autrement, Vogel Im Käfig ne retentit dans cette série que pour souligner la tragédie d’un retour des personnages vers le mythe du héros – vers l’idée d’un individu devant accomplir seul sa destinée dans l’intérêt de tous – et cela au détriment de ce qui pourrait tous les sauver depuis le début : la création de liens au sein d’un collectif qui leur permettrait de découvrir tous ensemble la réalité de la situation dans laquelle ils se trouvent tous ; la réalité de leur mystification. Pour faire encore plus court : Vogel Im Käfig célèbre la tragédie de ceux qui cèdent aux mythes libéraux.
En vrai, c’est pas puissant ça, en termes de synergie narrative ?
Moi, en tout cas, je le trouve.
Et l’air de rien, des petits moments comme ça, l’Attaque des titans en a quelques-uns. Ils sont rares à l’échelle d’une longue série de 94 épisodes, mais ils sont suffisamment impactants pour marquer durablement les esprits.
Je pense notamment à ce personnage d’Erwin dont toute la vie a été animée par la découverte de la vérité au sujet de son monde, et qui se retrouve face à cette terrible fatalité : son sacrifice va certainement permettre aux siens de découvrir la vérité, mais il ne sera alors plus là pour en profiter personnellement. Il lui faut alors apprendre, pour continuer à garder un sens à sa vie, à accepter de vivre au-delà de soi. Après tout, sa quête de vérité était celle de son père avant d’être la sienne, et son père aussi est mort avant que sa quête ne touche à son but… Seulement, c’est aussi grâce à son action que cette quête est devenue, à termes réalisable. A ce moment-là, juste avant de mener cet assaut dont il sait qui lui coutera la vie, Erwin devient un héros au sens où la série l’entend : il ne se bat plus pour lui et contre d’autres. A ce moment-là, Erwin fait corps avec quelque chose qui va au-delà de lui, qui l’a nourri et qu’il a nourri en retour.
Idem, intéressant ce moment où Livaï doit faire ce choix entre sauver Erwin ou sauver Armin. Plus qu’un choix stratégique, c’est aussi un choix symbolique fort. Erwin, depuis le départ, est quelqu’un qui est obnubilé par ce qui s’est passé, quand Armin passe son temps à se projeter vers l’avenir ; cette symbolique est d’ailleurs renforcée par des lieux : Erwin veut aller à la cave de Grisha quand Armin veut lui aller au-delà de l’horizon. Là encore, on a affaire à un instant qui fait synergie.
Et puis à côté de ça, il y a toutes ces petites idées qui n’ont l’air de rien, mais qui rajoutent à la cohérence de l’ensemble : ces morts qui sont nombreuses mais dont on s’assure en permanence – et de multiples manières – qu’on en fasse le deuil en personnifiant chacune d’entre elles ; ces nombreux clins d’œil explicites faits à l’Histoire avec un grand « h », mais tout en prenant bien la peine de ne pas aller prendre toutes ses références dans le même panier afin de faire de cette histoire une fable universelle…
(Beaucoup auront certainement saisi plus spontanément les références à l’Europe de la Première et surtout de la Seconde guerre mondiale, mais il serait dommage de passer à coté de ces multiples clins d’œil faits à l’histoire japonaise : ce rapport à l’insularité, la menace permanente du colonialisme américain, les relations tendues avec le voisin chinois, les deux bombes atomiques lâchées sur le pays, la question de l’extinction par la démographie mortifère…)
…Et puis difficile de passer sous silence la direction artistique particulièrement réussie des titans. Souriants, se déhanchant comme des nouveaux nés. Il aura en plus fallu que ce soit à eux qu’on attribue les faciès les plus réalistes de l’anime. Là encore, dans une logique de confusion des rôles et de perturbations des sens, cela fait pleinement son office.
Tout ça présente en plus le bonheur de se conclure le plus heureusement du monde.
(Et quand j’emploie le terme « heureusement », ce n’est bien évidemment pas pour parler d’happy ending hein… C’est juste pour dire que je trouve cette conclusion globalement cohérente et pertinente au regard de l’ensemble. ;-)
Alors certes, on n’échappe pas au feu d’artifice final d’action un brin conséquent et long, mais tout cela se boucle sur une énième prise de distance sur tout ce qui nous a été raconté…
(…avec notamment ce choix d’en finir avec un défilement accéléré des années, effaçant toute trace du conflit, le rendant d’autant plus illusoire que d’autres conflits lui emboîtent le pas…
…Ce qui reste au fond le meilleur moyen pour enterrer définitivement ce mythe du héros venant apporter définitivement l’harmonie.)
C’est une fin qui a aussi l’intelligence de se terminer à hauteur d’homme, loin des grands enjeux, ce qui donne aussi l’occasion de recentrer l’attention du spectateur sur cette symbolique cruciale…
…Celle de la femme amoureuse de son bourreau. Comme Ymir s’est mise jadis à aimer le roi Fritz, Mikasa s’est faite piéger par sa relation avec Eren. Deux relations toxiques, mais deux relations où les victimes, Ymir et Mikasa, n’ont pas eu vraiment d’autres choix que de prendre la main qu’on leur tendait au moment où on leur tendait. Elles étaient fébriles et ne se sont pas senties en mesure de lutter. Et malgré un pouvoir personnel qu’elles auraient pu a posteriori mobiliser pour s’en défaire, elles ont préféré rester sous le joug d’une fable rassurante et valorisante. Aux yeux de leur bourreau, elles étaient quelqu’un d’unique ; quelqu’un qui changeait la donne. Un bénéfice secondaire largement suffisant pour accepter de conserver ses chaînes. Le paradoxe humain dans toute sa splendeur. Le résumé d’un monde où le malheur de tous se bâtit sur la toute-non-puissance de chacun.
Impeccable. Imparable.
Sur ce point je trouve ça abouti de bout en bout.
J’avoue même ne pas trop comprendre les quelques articles que j’ai pu voir, çà et là, qui faisaient le reproche à cette série d’être une sorte d’apologie à peine voilée du fascisme. Il faut vraiment avoir loupé pas mal d’épisodes pour en arriver à ce genre de conclusion aussi saugrenue.
Parce que bon, du peu que j’en ai lu, on semble s’arrêter dans ce genre de raisonnement au fait que « si les héros l’ont fait, c’est que la série les valident moralement ». Or, adopter ce genre de logiciel face à l’Attaque des titans, c’est pour moi ne pas avoir compris que, du point de vue de la série, la figure même de l’héroïsme était en soi un problème ; du moins un héroïsme militaire qui consisterait à imposer le légitime et à éradiquer l’illégitime.
Eren à lui seul est le héros problématique par excellence. C’est lui qui, de victime, passe à bourreau, au point de devenir ce qu’il combat : un titan qui doit bouffer tous les autres dans le but explicite d’éradiquer totalement son ennemi. Et en procédant ainsi, Eren se fait progressivement déposséder de lui-même puisqu’il ingère avec leurs pouvoirs les personnalités et les ressentiments de ceux qu’il dévore. A la fin, Eren est bien plus l’accumulation de Grisha, de Kruger, de Zieg, voire même d’Ymir, qu’il ne reste fidèle à l’enfant souriant, proche des siens et plein d’enthousiasme de ses débuts. Et la série finit quand même par sa mise à mort hein ! Une mise à mort présentée comme une nécessité pour mieux empêcher l’éradication de l’humanité, tout de même !
A l’inverse, la série valorise clairement le parcours de cet héros « anti-héroïque » qu’est Armin. Armin qui, lui, accepte de considérer ceux qui sont en lui, tout aussi bien ceux qu’on lui a fait dévorer – comme Bertoldt qu’il n’a d’ailleurs jamais vraiment haï (allant même jusqu’à embrasser l’amour de ce dernier pour Annie) – tout comme ceux qui l’ont grandement influencé comme Erwin… Erwin qui était justement celui qui a mené une conquête de savoir plutôt qu’une conquête militaire. Mieux que ça – et tout un symbole encore ! – Erwin qui est l’un des seuls personnages à s’être détaché de ses propres perspectives personnelles pour en faire jouir le groupe auquel il s’était soudé… Ce n’est peut-être d’ailleurs pas un hasard si les seuls que la série figure après leur mort, sous forme de fantômes, sont ceux qui se sont sacrifiés pour et à travers le collectif.
Or, désolé, mais entre valoriser ceux qui savent se transposer dans le collectif d’un côté et faire une apologie du sacrifice individuel au service de la cause de l’Etat de l’autre, il me semble qu’il y a une distinction que l’Attaque des titans opère assez nettement.
Quand le message central d’une série consiste à dire que la solution au problème ce n’est pas de savoir qui est à l’origine de la faute, qui est légitime de se venger de qui et d’éradiquer qui, mais plutôt d’apprendre à se détacher, je trouve qu’elle est dans une lecture du monde qui est à l’exact opposée du fascisme.
Dont acte donc, j’espère…
Cette clarté – cette limpidité dans la démonstration ainsi que dans les moyens mobilisés pour la rendre palpable – c’est clairement ce qui participe selon moi à faire de cette série une série majeure.
Alors oui, c’est sûr, elle est loin d’être parfaite cette Attaque des titans et je n’ai d’ailleurs clairement pas manqué de le signaler. Ça ne tiendrait qu’à moi, je t’en raboterais pas mal d’épisodes, t’en liquiderais pas mal de dialogues et de situations trop explicites, t’autodaferais certaines musiques, couperais quelques coupes de cheveux, te réécrirais le personnage d’Eren pour qu’il soit moins irritant, te rallongerais ces foutus manteaux de l’armée qui sont indéniablement trop courts (mais quelle idée !), ainsi que plein d’autres détails du même genre…
…Mais d’un autre côté, je ne peux m’empêcher de me dire que tout ça relève du détail justement. Au cours du visionnage – je ne dis pas – c’est vrai que ça m’a nui. Mais pour ce qu’il m’en reste aujourd’hui, je ne peux que juger ça comme totalement secondaire.
L’essentiel, c’est que cette série a tenté ce que peu de séries tentent, et surtout elle a réussi ce qu’encore moins de séries réussissent. Elle a eu l’audace d’essayer de prendre de la hauteur de vue et dire quelque chose de son temps.
L’Attaque des titans est une fable des temps modernes incroyablement pertinente et dont la clairvoyance invite à pardonner largement sa forme et sa technique inégales. Je considère même qu’elle a pour elle cet heureux hasard d’incarner à elle seule ce qu’elle défend. Considérant que le seul et véritable progrès humain se fait par l’interpénétration et par la transmission d’objectifs inaboutis de générations en générations, l’Attaque des titans présente ce beau mérite d’avoir non seulement su prendre à ses prédécesseurs pour mieux transmettre à ses successeurs, mais en plus d’avoir aussi su prendre sur ses terres que chez ses ennemis d’hier. Car oui, moi je trouve qu’il est difficile de ne pas voir dans cette Attaque des titans un mariage réussi entre un Neon Genesis : Evangelion plus mature et un Battlestar Galactica qui aurait su aller pleinement jusqu’au bout de son processus de déconstruction politique.
Aussi, il me parait évident qu’en se posant-là, en plein début de vingt-et-unième siècle, et en se livrant en pâture à tout un public, l’Attaque des titans ne manquera pas de se faire dévorer par des auteurs qui, dans les années et décennies à venir, nous sortirons certainement d’autres œuvres tout aussi colossales dont nous saurons nous repaître. Perso, rien que de m’imaginer ça, je m’en lèche déjà les babines d’avance.
Je pense donc qu’on n’a encore rien vu. Oh ça non…
…Rien vu à Shiganshina.