Carnivàle est une série à la poésie poussiéreuse, à la langueur fatiguée, toujours chancelante mais jamais vulgaire ou complaisante. L'ambiance y est magistrale et inquiétante, portée par une photographie sublime, des décors éreintés et de vastes paysages étourdissants. La bande sonore de Jeff Beal n'est pas en reste et propose cordes envoutantes et cuivres vibrants comme écrin à ces belles images. Le générique synthétise à merveille cette atmosphère unique qui mélange la danse grotesque des paysans de Brueghel et la douceur raffinée du saint Michel de Raphaël.
La série prend place lors de la Grande Dépression qui voit de nombreux migrants affluer à l'Ouest en quête de travail. Les références qui irriguent la série sont nombreuses. Bibliques évidemment mais aussi de nombreux emprunts au tarot divinatoire et à l'Hindouisme. Influence de Steinbeck également qui a parfaitement décrit l'ouest américain des années 30, tant la petite bourgeoisie placide de Salinas que les petites gens jetés sur les routes. David Lynch enfin, pour le style visuel et le climat de la caravane. Et même si la diffusion des deux se chevauchent, Lost est très proche de Carnivàle dans sa gestion parcimonieuse du suspense et des thèmes voisins — en moins subtil et moins maîtrisé. En effet, le créateur Daniel Knauf a élaboré toute une généalogie et une biographie pour chaque personnage important et la série n'en montre qu'une petite partie émergée, par indices et allusions. La mythologie carnivalesque est ainsi bien plus construite, cohérente, voire même "évidente" qu'on ne pourrait le croire au premier abord.
Dans les pâturages verdoyants de Californie et les déserts du Texas se déroule donc une partie d'échec divine mais qui nous est ici racontée à hauteur de pions. La série est une parabole fantastique, mystique et symbolique sur le thème ressassé du bien contre le mal mais elle se veut également être une peinture naturaliste. La reconstitution du siècle, ses mœurs, son langage, ses habits et ses meubles est aussi bien documentée et minutieuse que celle des fameuses sixties de Mad Men. On y aborde aussi les thèmes de la piété, de la femme, de la sexualité, de la situation économique et sociale lors de ce contre-coup de la Grande guerre. Une société blessée en marge de basculer totalement quand "man traded away wonder for reason". Ce n'est pas innocent si Knauf évoque l'histoire de Prométhée comme source d'inspiration : un nouveau feu est délivré aux mains et aux choix de l'Homme. Par conséquent, malgré leur nature et leur "destinée", Ben Hawkins et Justin Crowe, les deux avatara sont eux aussi soumis à ce pesant libre-arbitre, au-delà de tout fatalisme.
Alors que six saisons étaient initialement prévues par son créateur, Carnivàle est abandonnée au bout de la seconde saison qui concluait seulement le premier chapitre du triptyque envisagé. L'élan des personnages est arrêté en plein vol, l'iceberg reste en grande partie immergé, la partie reste inachevée, sans échec et mat, sur un simple échec au roi.
Exigeante par sa densité, prenante malgré sa lenteur, fascinante par son esthétique, Carnivàle aurait été à n'en pas douter une série majeure de sa décennie au terme de ces deux autres chapitres fantômes.