Sur le monde de Prestale s'affrontent deux nations, Dusith et l'empire d'Anatore, séparées par une frontière naturelle, le Grand Stream, tempête colossale et perpétuelle dont la traversée est des plus périlleuses. L'enjeu du conflit : le contrôle de l'eau potable, mais aussi, pour la nation de Dusith, agrandir son espace vital menacé par des perturbations climatiques dues aux détériorations du système de contrôle. Les combats se déroulent dans le plus grand respect des règles de la chevalerie sous l'arbitrage de la Guilde...
Curieuse Guilde qui possède une technologie très avancée en comparaison de celle des belligérants et semble prendre un malin plaisir à observer les affrontements depuis ses palais volants. C'est cette organisation qui a fourni aux deux nations en guerre la technologie Claudia dont le fonctionnement général rappelle celui de l'anti-gravité : sans la Guilde, ni Dusith ni Anatore ne peuvent faire fonctionner leurs machines, et le conflit prend des allures de partie d'échecs.
Car la philosophie des échecs se montre omniprésente tout au long de l'histoire, et des noms de coups vont jusqu'à servir de titres à presque tous les épisodes de cette série – mais pas pour illustrer des batailles car ce serait trop simple : l'ennemi change de forme tout au long du récit, de sorte que les mouvements et les prises des pièces illustrent surtout d'importantes joutes politiques... Le mastermind de la partie s'avère vite être Maestro Delphine Hellaclair qui a su conspirer afin de s'approprier le poste suprême au sein de la Guilde : sa famille héritera ainsi du nom de « Bloody Hellaclair ».
Claus et Lavi sont orphelins de guerre. Amis d'enfance sur les traces de leurs pères, ils vivent d'un travail de courrier à bord de leur vanship, un petit appareil biplace très rapide avec lequel ils transportent des missives d'un bout à l'autre de l'empire sur fond de batailles titanesques qui embrasent le ciel. Un jour, nos deux Saint Ex' sont amenés à sauver une petite fille portant les vêtements d'une des familles de la Guilde écartée du pouvoir par Maestro Delphine : ils doivent amener l'enfant à bord du vaisseau mercenaire Sylvana commandé par le sombre Alex Rowe, sorte de corsaire hanté par un passé douloureux et obsédé par cet artefact mystérieux, légendaire, qui lui permettrait de détruire cette Guilde pour laquelle il éprouve tant de haine. Ce qu'il cherche est le dernier Exile. La petite fille, Alvis Hamilton, semble en détenir la clé et les deux pilotes se retrouvent d'un coup propulsés au sein d'un autre conflit qui s'amorce en annonçant la fin d'un monde...
Last Exile fait partie de ces œuvres qui ne laissent pas indifférent. L'originalité des designs – tant au niveau des personnages que des machines, et sur lesquelles d'ailleurs l'immense talent de Range Murata et de Makoto Kobayashi trouve là quelques très belles occasions de s'exprimer – en fait d'emblée un incontournable. Ajoutez à ça de fortes relations psychologiques ainsi que des intrigues politiques complexes, et vous avez tous les ingrédients d'un classique de l'anime. D'autant plus que la symbolique ne manque pas d'intérêt... Ce serait une erreur à mon sens d'étiqueter cette œuvre « steampunk » car ce choix artistique semble juste une apparence : si l'empire d'Anatore a des allures d'Europe Occidentale du XIXéme siècle et leurs adversaires celles d'une sorte de melting-pot des styles proche-orientaux, le symbolisme de leur dualité est assez évident. Ce sont là deux cultures dont l'affrontement leur empêche de discerner leur véritable ennemi : la Guilde qui alimente chaque camp avec la technologie dont ils ont besoin pour mieux se détruire – « diviser pour mieux régner », comme dirait l'autre.
Si dans l'Histoire « réelle » l'Europe a accepté la technologie, ce qui lui a permis de se hisser au rang des grandes puissances du monde, les nations du Proche-Orient, elles, ont refusé ce progrès, ce qui les a amenées à une stagnation – et donc un déclin en puissance militaire et économique – qu'elles ressentent encore aujourd'hui et qui est en grande partie responsable des tensions que connait cette région du monde (1). Pour autant, et suite à cette industrialisation croissante, l'Europe connait un autre problème : celui de la perte de ses repères traditionnels sur lesquels s'appuie pourtant sa culture millénaire (2) – du reste, un problème que le Japon d'après-guerre connait assez bien lui aussi (3), ce qui explique la sensibilité de cette production sur un tel sujet : métaphoriquement, cette « dépendance » à la technologie que connaissent Dusith et Anatore pourrait bien être leur premier pas sur un chemin semblable...
En décrivant de la sorte une guerre – avec la technologie comme moyen – de deux nations qui semblent surgies du XIXe siècle – c'est-à-dire l'époque de l'ère Meiji, ce qui n'est bien sûr pas un hasard –, Last Exile revient vers le passé pour dénoncer la plongée dans le système technicien d'un continent européen qui, par la domination technologique qu'il devait être amené à exercer sur le reste du monde, amènerait toutes les autres nations à le suivre dans le cauchemar technique, qu'il soit accepté, comme ce fut finalement le cas au Japon, ou refusé, comme ce fut le cas au Moyen-Orient : quoi qu'il en soit, cette modernisation est devenue synonyme d'ébranlement social – que ce soit dans les tissus même de la nation modernisée, par la perte des repères, comme dans ses rapports avec les autres états restés réfractaires à la modernisation, par le déclin en puissance qu'impliquait leur refus de la technique.
Au final, Last Exile nous décrit surtout les luttes internationales d'une période-clé de l'Histoire à travers un procédé narratif et pictural qui s'avère bien peu métaphorique mais qui pour autant ne bascule pas vraiment dans l'uchronie steampunk à proprement parler : il ne s'agit pas ici de réécrire l'Histoire mais de faire au contraire une représentation fidèle, bien que d'ordre tout à fait fantasmagorique, du cheminement que nous connaissons – et à travers cette illustration, en fin de compte assez peu déformée par rapport au modèle original, tenter de capturer le cauchemar pour, peut-être, mieux l'exorciser.
Mais tout ça reste de la littérature, car pour les nostalgiques des styles de l'architecture de fer et de l'Empire Ottoman, pour les amoureux des relations complexes entre personnalités riches et originales, pour les aficionados de joutes politiques, ou tout simplement pour ceux qui aiment le travail bien fait, Last Exile est un enchantement : à voir absolument !
(1) la description de cette situation géopolitique est hâtive car son développement n'a pas sa place ici ; au reste, quiconque connaît un peu l'actualité internationale du dernier demi-siècle n'a nul besoin d'explications...
(2) voir Le Système technicien (Jacques Ellul, Le Cherche Midi, 2004, ISBN : 2-749-10244-8) pour une exposition détaillée de l'influence de la technique sur un système social.
(3) Antonia Levi, Samurai From Outer Space: Understanding Japanese Animation (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-8126-9332-4), chapitre cinq.
Notes :
Le personnage d'Alex Rowe est très largement inspiré du Captain Harlock créé par Leiji Matsumoto en 1977.
Le nom d'Hamilcar Barca vient de l'homme d'État et général carthaginois de la Deuxième Guerre punique (troisième siècle avant Jésus-Christ), père du célèbre Hannibal.