Voilà des décennies que la critique cinéma existe. Des années que son objet réinvente son industrie, redouble de ferveur sur le langage cinématographique et les effets d’optique qui le mettent en valeur. Pourtant, le modèle des conseils de la presse en matière de septième art reste le même : l’on traite les sorties de la semaine, en précédant l’avis, de quelques lignes, d’un sempiternel synopsis. Affublées d’une notation en étoiles, les œuvres sont cataloguées en une présentation tributaire du calendrier des distributeurs. Le journaliste n’a rien à dire d’un film ? Qu’importe, s’il s’agit d’une nouveauté, il lui incombe de produire un discours dessus. Sur internet, les quotidiens ne voient pas non plus, comme d’habitude, plus loin que le bout de leurs rotatives. Les chroniques sont copiées-collées en un geste qui neutralise tout intérêt de l’achat d’un exemplaire papier. En guise de plus-value, un urbain webmaster appose une urne à commentaires basiques. Allez, hop, internautes, interagissez, s’il vous plaît.
Les réactions demeurent rares. On cherche le public que ce schéma critique sclérosé espère encore drainer. Qu’un journal s’entête à conserver le moule des traditions intact, on peut le souffrir. Mais comment ose-t-on aborder l’océan web avec si peu d’inventivité ? Sur ce point, lesdits « amateurs » ont devancé de loin les « professionnels » et leur timidité galvaudée. Parmi l’éclosion des chaînes Youtube au service de la curiosité culturelle, le cinéma dispose de fers-de-lance en première ligne. Dès l’élaboration de son concept, Le Fossoyeur de films a saisi que le regard du jeune public – soit celui à qui il faut démontrer l’utilité de jugements sur le cinéma – n’est pas forcément rivé sur les sorties récentes. Les mastodontes qui suscitent de l’impatience autour de leur sortie, tels Le Hobbit ou le prochain Star Wars, ont généralement déjà conquis les spectateurs enthousiastes. Ils se rueront dans les salles sans consulter les avis spécialisés, à raison : ce genre de rituel cinéphlique se consomme avec fougue, sans recul. À côté subsistent, renforcés par la vénération du culte véhiculées par internet, des piliers du siècle passé qui captivent par leur prestige.
Au-delà du choix de visionnage automatique, l’on compte des myriades d’œuvres à débrutir. Il s’agit d’écumer les périodes, les réalisateurs, les genres et, fatalement, de s’affranchir de l’intérêt canonique pour les œuvres contemporaines. L’expérience, de l’ordre de l’exploration, sonde les profondeurs des bases de données pour s’écarter des classiques. François Theurel, le fossoyeur de films, se propose ainsi de réhabiliter les long-métrages oubliés. Plutôt que de leur coller frénétiquement une étiquette (« bon » ou « mauvais »), il met en lumière ce qu’ils contiennent de passionnant à observer, leurs gestes aussi abscons que capitaux. Le vidéaste crée une nouvelle démarche, chevillée à un format vidéo propre, créatif et pratique pour illustrer ses dires.
Comme pléthore de ses collègues « Youtubeurs », François Theurel cherche à enrober son propos, plutôt sérieux, dans une dose d’humour. Outre son personnage de « déterreur » de films, renforcé par des accessoires (un grimage et une pelle), il lance régulièrement des jeux de mots, de l’argot ou des exagérations. Ce vernis entertainment peine à convaincre, même si l’on ne peut pas reprocher à l’auteur de l’ajouter par travestissement : les calembours affleurent dès ses premières vidéos. S’ils restent dispensables, ils ne déforcent pas l’analyse acérée, offerte sur un plateau aux centaines de milliers d’internautes. On pardonne le subterfuge de l’humour. Il appâte des chalands peu friands de cinéma au départ qui ressortiront avec un regard neuf sur cet art.
Le succès du vidéaste (mécénat sur Tipee où il reçoit des dons automatiques pour chaque épisode, nombreuses invitations en convention pour signer des dédicaces, reconnaissance de Canal + qui l’engage pour créer des vidéos originales autour de Cannes…) démontre un paradoxe que l’ancienne génération critique tarde à élucider. Les journalistes spécialisés s’évertuent à ériger leur objectivité inquisitrice en sacerdoce, alors que ce qui séduit les foules, aujourd’hui, relève de la subjectivité. Armés de grille d’évaluation et signalétique tranchante, les professionnels ont cherché à affiner leur position de surplomb, de connaisseur. Jusqu’à un « point critique », remarqué par plusieurs grands noms français du métier dans les années 80, où les lecteurs se mettent à ressentir cette hiérarchie comme une arrogance fielleuse. Avec Le Fossoyeur de films, François Theurel conserve cette position de supériorité en communiquant allégrement son savoir : dates à foison, vision panoramique des époques et carrières qu’il commente, etc. La différence réside moins dans la posture que dans le ton, plus dans la forme que dans le fond. L’ingrédient secret se cache dans le caractère personnel de ces productions. Rien de naïf ici : le chroniqueur parle de ce qu’il chérit, pose des mots sur l’émotion que lui procurent ses coups de cœur. Il s’adresse à sa communauté, de qui il reste à l’écoute, en tant que conseiller amical, que « bon pote » dont on reçoit les recommandations avec plaisir.
À l’heure où la liberté d’expression devient un enjeu magistral, brandi pour un oui ou (souvent) pour un non, il devient suicidaire de s’affirmer en juge assermenté, de disqualifier l’avis d’autrui, tout béotien soit-il. Seuls les discours ayant ingéré ce principe de la sphère publique actuelle pourront muter avec leur temps, s’adapter et survivre. Parler en termes darwiniens peut paraître présomptueux, mais un coup d’œil en direction des réactions pugnaces face à l’animateur radio qui tourne en ridicule Durendal, un autre Youtubeur cinéma, le certifie : la meute gronde. Puisse-t-elle envoyer paître les odieux gardiens de fourrière.