Produite par JJ Abrams (ce qui n’est guère un gage de sérieux…) et par Jordan Peele (encore auréolé par la gloire de "Get Out" et "Us"), "Lovecraft Country" est une série développée par Misha Green – un nom peu connu chez nous au-delà de l’irrégulière "Heroes", voilà déjà bien longtemps – d’après un livre de Matt Ruff, qui avait été inspiré par une réflexion sur la « blancheur exclusive » des personnages de récits fantastiques et de SF. A partir de là, le projet "Lovecraft Country" est passionnant : il s’agit d’abord de revisiter une bonne partie des thèmes classiques du fantastique et de la science-fiction en substituant à leurs stéréotypes habituels des protagonistes noirs. Mais – et c’est là où le nom de Jordan Peele fait sens -, il s’agit aussi et surtout de livrer un panorama quasi-exhaustif des horreurs que la population afro-américaine a eu à subir, et subit encore, de la part de la majorité blanche dominante aux USA, en utilisant la symbolique fantastique. En gros, les vrais monstres, ce ne sont pas les horreurs indicibles tapies dans les ténèbres ou le cosmos, ce sont les Blancs !
Voici donc une démarche véritablement audacieuse, d’autant que c’est clairement le bon moment pour sortir une série militante anti-raciste comme "Lovecraft Country", entre Black Lives Matter et élections présidentielles ! Le problème va se nicher ici dans l’exécution de ce plan…
Il nous faut tout d’abord calmer les fans du grand écrivain (hyper-raciste, on le sait) de Providence : l’utilisation du nom de HP Lovecraft dans le titre de la série ne se justifie guère que par la déclaration politique qu’elle sous-tend, car peu de choses ici, passé le premier épisode, s’avèrent dans un registre « lovecraftien »… Plus problématique est l’approche « anthologique », puisque la plupart des épisodes, en tous cas dans la plus grande partie de la saison, peuvent quasiment être regardés comme des histoires indépendantes, certains fonctionnant bien mieux que d’autres, ce qui est une caractéristique habituelle du format : "Lovecraft Country" a donc une grande partie du temps l’apparence d’une sorte de « Best Of » du « genre », tout en gardant à l’esprit que chacun des thèmes sera systématiquement transformé en commentaire critique sur le traitement des Afro-américains par les Blancs…
Une fois passé un pilote outrancier mais réussi ("Sundown"), les deux meilleurs épisodes sont probablement le troisième ("Holy Ghost") avec son histoire assez classique de maison hantée, et surtout le sixième ("Meet Me in Daegu"), qui nous transpose en Corée avec une belle histoire de fantôme prédateur sexuel. On appréciera forcément aussi le « conte moral » de "Strange Case", qui voit une jeune femme noire transformée par magie – c’est le cas de dire – en blanche et prenant conscience de la différence de traitement qui s’ensuit, non seulement de la part des Blancs, mais également des siens.
Par contre, la parabole sur la puissance de la race noire, de la femme noire qui plus est ("I Am"), grâce à une balade cosmique multi-dimensionnelle à travers le temps et l’espace, touche le fond de la laideur et du ridicule, un désastre dont la série va avoir bien du mal à se remettre. Quant à l’épisode de voyage dans le temps vers le massacre de Tulsa ("Rewind 1921"), pour émotionnellement fort qu’il soit, on ne peut s’empêcher de la comparer à ce que "Watchmen" avait réussi à faire à partir du même matériau, et qui était bien meilleur.
Mais dans l’ensemble, jusqu’à un dernier épisode complètement loupé, tout dans "Lovecraft Country" est caricatural, voire même grossier, et même si l’on souscrit, répétons-le, à la volonté « pédagogique » de la série, on se demande si tant d’excès, dans l’image, dans le scénario, dans la mise en scène, ne finissent pas par s’avérer contreproductifs. Car le manque de logique total de ce que raconte "Lovecraft Country" – le livre des Morts, les sorts jetés, le sang maudit qui coule dans les veines du héros (assez mal interprété par Jonathan Majors, ce qui n’aide pas), le double jeu du sorcier / sorcière blanc / blanche, tout cela se transforme peu à peu en une bouillie incompréhensible, qui réduit le téléspectateur à un rôle passif et met à mal l’empathie qu’il avait pu ressentir au début de la série vis-à-vis des personnages féminins, de loin les plus intéressants (Jurnee Smollett et Wunmi Mosaku sont toutes deux irrésistibles, et rendent regardables nombre de scènes qui ne tiendraient pas sans elles !)…
Bref, une très, très bonne idée de départ a produit une série TV particulièrement mauvaise, ce qui s’avère absolument enrageant. Il ne semble pas qu’il y ait encore confirmation de la programmation d’une seconde saison, alors qu’on aimerait vraiment qu’un travail plus sérieux sur un scénario qui tienne mieux la route permette à "Lovecraft Country" d’atteindre ses hautes ambitions…
[Critique écrite en 2020]
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