L’animé Sangatsu no Lion (ou March Comes in like a Lion), réalisé par Akiyuki Shinbo (adapatant le manga de Chica Umino) relate l’histoire d’un jeune prodige du shōgi (les échecs japonais). Rei Kiriyama, professionnel à seulement 17 ans, doit évoluer dans sa discipline, et dans sa vie en générale, handicapé par les séquelles d’une histoire familiale chaotique. Les rencontres avec d’étonnants personnages, en particulier avec une famille composée de trois sœurs et de leur grand-père, qui l’accueillent régulièrement, vont permettre à Rei de changer son rapport à lui-même et aux autres, et de mûrir progressivement.
Disons-le d’emblée, Sangatsu no lion est l’un des meilleurs slice of life de sa génération. Riche et complexe, il est aussi un excellent animé de « sport ». Sur ce point, il est même exemplaire : certes, le shōgi est replacé au centre d’une histoire humaine, mais cela ne sacrifie pas la précision et le réalisme avec lesquels cet art et son univers nous sont présentés. En gros, on est ni dans une ambiance sport-étude, avec des personnages caricaturaux à foison, sur fond du match éternel entre le FC Travail Acharné et l’AS Talent Inné, ni dans une approche superficielle, purement spectaculaire, de la discipline en question. Si on suit bien, on peut même apprendre les règles du shōgi..
Comment décrire vie de Rei ? D’abord, c’est une expérience familiale catastrophique. Jeune enfant, Rei perd ses deux parents et sa petite sœur dans un accident de voiture. Il est alors recueilli par un ami de son père et joueur professionnel de shōgi. Mais son intégration dans cette nouvelle famille est un échec. Rei se révèle être un joueur de shōgi extrêmement doué, ce qui crée un lien exclusif entre son père adoptif et lui, attirant l’incompréhension et les reproches des deux autres enfants de la famille. Exclu au sein de sa fratrie, Rei l’est aussi à l’école, puis au collège et au lycée. C’est en partie à sa solitude qu’il doit son niveau en shōgi. À 17 ans, gagnant assez pour payer un loyer, Rei quitte l’ambiance délétère de sa famille adoptive pour vivre seul, dans un petit appartement. C’est peu après qu’il rencontre, par hasard, la famille Kawamoto : Akari, l’aînée, qui joue un rôle de mère pour ses deux petites sœurs et qui aide son grand-père Someji dans son magasin de pâtisseries japonaises, Hinata, une collégienne à fort caractère, et la petite Momo, à peine en maternelle. L’histoire de cette famille est loin d’être rose (le père est absent, et la mère est décédée jeune de maladie), et pourtant, c’est dans cette drôle de maison traditionnelle que Kei commence à ressentir, pour la première fois depuis longtemps, un peu de chaleur. Et c’est cet aspect, en premier lieu, qui différencie Sangatsu no lion de la plupart des histoires d’adolescents que les industries du manga et de l’animation produisent à la pelle chaque année. Les personnages de ces récits sont souvent des lycéens qui se construisent dans un rapport « centrifuge » au foyer (on se construit par le lycée, les amis, les voyages scolaires et j’en passe). La famille et le chez-soi, s’ils sont présents, ne sont guère plus qu’un élément de contexte, une contrainte, ou un cadre rassurant. Mais pour Rei, le rapport à la famille, et plus encore, au foyer, est au cœur du problème. C’est la réponse (inenvisageable au début) au besoin universel d’ancrage, un lieu qui, malgré les zones d'ombres qu'il comporte, représente la face heureuse du quotidien : un éternel retour réconfortant. Ça m’a vaguement rappelé la situation de Tomoya dans Clannad.
Mécaniquement, le shōgi était devenu très tôt le premier refuge de Kei, sa planche de salut. Un espace où il pouvait être entouré, une activité d’où il pouvait tirer de la reconnaissance. C’est ce sur-attachement qui l’emporte sur le sens profond de sa pratique, qui finit par l’empêcher de progresser (au shōgi comme dans la vie). Rei est en fait poussé par une fuite en avant, motivé par la peur de perdre ce seul acquis. Heureusement, il croise la route d’individus qui, tout excentriques qu’ils sont, offrent un terreau plus favorable à son talent. Il découvre l’amitié (en particulier avec son « meilleur ami » Nikaidō), rencontre un maître qui le prend sous son aile, etc. Rei comprend peu à peu l’importance d’écouter les autres, pour pouvoir, un jour, transmettre à son tour.
Balayer tous les aspects de cette œuvre serait impossible, elle aborde trop de thèmes – et plutôt bien ! En résumé, c’est l’histoire d’un jeune homme qui cherche sa place, en traversant d’autres vies. Le personnage de Rei est réaliste : il évolue dans des sphères diverses – famille(s), lycée, atelier de de shōgi, appartement – qui, sans être forcément connectées par autre chose que Rei, le constituent en tant que personne. En cela, Sangatsu no lion est profondément initiatique. Au fur et à mesure qu’il s’ouvre aux autres, Rei apprend. Il apprend, y compris de personnes plus jeunes que lui, et, en mûrissant, se libère de son égocentrisme torturé. Cette éclosion n’est pas sans douleurs, sans vexations. Mais elle se fait aussi au rythme des moments agréables qui composent le quotidien, comme les repas chez les Kawamoto, ou les disputes avec Nikaidō (la scène du canard qui disparaît sous l’eau est un pur moment d’amitié). Même avec son talent exceptionnel, Rei a la chance d’être ordinaire. Il n’est pas comme Soya, le meijin, qui apparaît comme l’incarnation éthérée du talent. Soya est ce que Rei aurait pu devenir s’il n’avait pas, finalement, connu les plaisirs de la vie banale.
Impossible de conclure cette revue sans évoquer le beau travail de réalisation d’Akiyuki Shinbo, avec le studio Shaft. Le mariage de sa grammaire audiovisuelle (moins extrême, bien-sûr, que dans les Monogatari) avec les graphismes de Chica Umino (Higashi no Eden, Honey and Clover) est assez surprenant. La forme étrange, parfois inquiétante, des mouvements et la texture sensorielle donnée indistinctement aux substances ou aux émotions tranchent avec la rondeur et l’expressivité naturelle des personnages d’Umino. Mais le résultat est totalement satisfaisant, et Shinbo arrive à nous tenir en haleine devant des match de shōgi !
Cette série est un vrai bijou, je la recommande à tous les amateurs de tranche de vie qui seraient, par mégarde, passés à côté.