Dans les années 60, la ménagère du Wisconsin ou de l’Ohio est heureuse, confiante dans l’avenir. Elle profite à fond de l’American Way of Life, ce fameux rêve américain convoité par toute la planète. Comment ne pas être ravie quand la cuisine et le salon sont remplis à ras bord d’appareils dernier cri et de gadgets improbables mais utiles ?
Au milieu de tout ce bonheur branché sur le secteur, le travailleur américain, transformé en bureaucrate du tertiaire, rentre du boulot en sifflotant, pose son cartable sur la commode en plexiglas puis s’affale sur son canapé en cuir pour boire un whisky-soda tandis que son épouse, coiffée comme une speakerine, pousse vers lui le bar roulant avec mini réfrigérateur incorporé.
Pendant ce temps-là, l’ouvrier français se verse un verre de rouge sur sa table en Formica pendant que sa femme, vêtue d’une blouse à carreaux, prépare le ragoût. La France a un siècle de retard sur le Nouveau-Monde et, bien plus qu’un océan, c’est un gouffre technologique et culturel qui sépare la patrie du rigide De Gaulle de celle du charismatique Kennedy.
La télévision américaine exporte les produits phares de son industrie florissante en inondant les écrans européens d’images sublimes pour ne pas dire subliminales. La série TV est un catalogue de toutes les nouvelles technologies inconnues chez nous. La plus séduisante de ces séries, mais aussi la plus accablante, celle qui fait rêver le Français tout en le faisant passer pour un Cro-Magnon s’appelle Mission Impossible.
Mission Impossible c’est le triomphe de la machine sur l’homme, c’est la victoire de l’électronique sur la déduction. Mission Impossible c’est surtout plusieurs générations de détectives du Vieux continent, de Sherlock Holmes en passant par Rouletabille, ridiculisées par le génie américain et sa capacité à inventer des outils efficaces au service de la lutte contre le crime et le communisme, deux fléaux de même importance pour les agents secrets affiliés en douce à la CIA.
Au début de chaque épisode, un mystérieux magnétophone annonce invariablement :
« Bonjour, Monsieur Phelps. Votre mission, si toutefois vous l’acceptez… ». Le message se termine toujours par : « Si vous ou l’un de vos agents étiez capturé ou tué, le Département d’État nierait avoir eu connaissance de vos agissements. Bonne chance, Jim. ».
Le générique devient mythique dès la première diffusion. Une allumette met le feu aux poudres sur un thème de l’immense Lalo Schifrin, star du jazz reconverti dans la musique de films.
Jim Phelps est interprété par Peter Graves, acteur aperçu au côté de Robert Mitchum dans la Nuit du Chasseur puis compagnon de captivité de William Holden dans le sombre Stalag 17 de Billy Wilder. Le comédien au jeu monolithique, expressif comme une pierre tombale, incarne parfaitement le professionnel sans états d’âme au service de son pays.
Quand Phelps, grand blond au profil aryen, mais prêt à tout, accepte sa mission, impassible, le téléspectateur sait déjà qu’impossible n’est pas américain. Il a compris que le méchant dictateur de Bulgavie qui tyrannise son peuple finira derrière les barreaux et que, deux minutes avant le générique de fin, l’équipe de Phelps aura placé un allié des USA à la tête de la Bulgavie afin que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.
La moralité de l’histoire c’est qu’à la fin l’Amérique gagne toujours, n’en déplaise au Général de Gaulle qui a retiré son pays de l’OTAN en mars 1966, six mois avant le début de la série.
Vous avez compris que, politiquement, la série Mission Impossible penche sérieusement à droite, du côté de l’aigle républicain, rapace quelque peu déplumé, aigri par le désastre vietnamien mais ragaillardi par une guerre froide où les espions de l’oncle Sam font preuve d’une belle détermination face aux tueurs du KGB.
A cette époque la CIA ne chasse pas le terroriste dans les montagnes ensoleillées d’Afghanistan, elle combat le communiste dans la grisaille des pays de l’est. Mais la série américaine connait parfaitement la technique du camouflage et surveille ses arrières avec habileté. Pour satisfaire un public de gauche ou à tendance démocrate, l’équipe de Jim Phelps est mixte, multiraciale et non-violente. La sublime Barbara Bain, actrice aux yeux de biche, apporte une touche de charme pendant que le sympathique Greg Morris, expert en électronique au teint foncé, rassure un tantinet les partisans des droits civiques. L’équipe ne tue pas sa proie, elle se contente de la piéger puis de l’emprisonner, le tout sans tirer un coup de feu ni décocher un coup de poing. Pour parvenir à leurs fins, nos espions utilisent un arsenal pharmaceutique qui va de l’anesthésiant au sérum de vérité, potions administrées à l’aide de seringues hypodermiques de plus en plus sophistiquées.
Côté spectacle, le téléspectateur ne regrette pas le montant de sa redevance, il en a pour son argent. Masque en latex d’une ressemblance parfaite, micro miniature caché dans un bouton de manchette, perceuse dissimulée dans une brosse à dent, ordinateur dernier cri planqué dans une boite à chaussures, la liste des trouvailles des scénaristes est interminable. Dix ans plus tôt personne n’aurait cru à de telles balivernes mais aujourd’hui tout est crédible, le rouleau-compresseur de la révolution technologique est en marche, la démonstration est faite chaque semaine par l’équipe de Mission Impossible.
L’Amérique est à la poursuite des étoiles, Cap Canaveral est devenu le centre du monde, la NASA est le creuset où l’on va découvrir la quadrature du cercle et la pierre philosophale. La réussite des scientifiques américains trouve son point d’orgue en 1969 quand l’homme marche sur la lune.
Et cet homme qui saute sur le satellite de la Terre ressemble comme deux gouttes d’eau à Jim Phelps, l’homme des missions impossibles.