Vide et mirages
Evangelion, c'est nul. Evangelion, c'est bien. Ces deux critiques, certes un peu restreintes, sont exactes l'une comme l'autres. Rares sont les histoires à pouvoir se vanter d'une pareille...
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le 4 sept. 2013
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Quand la série Shin Seiki Evangelion (Neon Genesis, pour les intimes) débarque avec ses gros sabots chromés sur les écrans nippons, personne ne s'imagine encore quel impact elle aura sur l’industrie du dessin animé. Incapable de se renouveler, le média n’en finit plus de radoter, quand il ne se perd pas en adaptations littérales de mangas à la mode, ou n’exhibe pas ses girl’s band en combis à longueur de récits SF sans envergure. Dans ce contexte préoccupant, ce qui aurait pu n'être qu'un ultime soubresaut de créativité va, au contraire, sauver (temporairement) le divertissement sur celluloïd d’un déclin qu’on aurait pu croire inéluctable.
Aussi ne s’étonnera-t-on pas que ce blockbuster en puissance ait autant marqué son époque, tant côté public que côté scénaristes : sans son exemple pour rassurer les financeurs ou pour ouvrir les perspectives, nul doute que nombre de succès populaires n’auraient pas vu le jour. Raison pour laquelle il convient aujourd'hui de lui rendre justice en faisant abstraction de son animation datée, de ses dessins sommaires ou de la patine vieillotte de l’image, pour ne considérer que ses apports (majeurs) au champ d’expression dans lequel elle s'inscrit.
Car exception faite des travaux de Mamoru Oshii (dont l'influence est ici revendiquée lors de plans fixes aussi audacieux qu’interminables), jamais auparavant un dessin animé n'avait fait preuve d'autant de liberté, de sophistication - voire d'élitisme - que cet Evangelion, tant dans le traitement clinique de la psyché des protagonistes, dans les circonvolutions mystiques de l'intrigue ou dans les audaces de sa mise en scène minimaliste. Au-delà des traditionnelles (dans tous les sens du terme) orgies de tôles froissées pour protéger la terre, c'est en effet à une analyse sans concession des névroses qui empoisonnent les rapports entre les êtres que l'auteur tente de se livrer en détournant les codes, les habitudes, les stéréotypes associés à ce genre de programmes, et en multipliant les niveaux de lecture pour se faire un reflet fidèle de la réalité.
Peut-être, au-delà : susciter la réflexion, la remise en cause.
En effet, Evangelion, c'est aussi - voire surtout - une mise en abyme, dont le sens véritable se cache (à peine) entre les lignes, dans son second niveau de lecture. On pouvait le subodorer jadis, on en est certain aujourd'hui : Evangelion est une série qui parle d'elle-même, d'un point de vue métaphorique. La Nerv représente la Gainax, la Seele représente les financeurs (désireux de reprendre le contrôle du programme, tel qu'il leur avait été initialement vendu), Gendo représente Anno (en roue libre, prêt à toutes les compromissions pour atteindre son objectif personnel), Shinji représente le spectateur (malmené, blessé, torturé par ce père métaphorique), etc... Envisagées sous cet angle, les pièces du puzzle s'assemblent d'elles-même : le Plan de Complémentarité, c'est la série elle-même. Ce processus identificatoire détourné de ses rails de telle sorte qu'il s'érige en psychanalyse collective, en regard de laquelle les robots, les enfants, les références mystiques ne sont qu'un leurre, un moteur, un décor de carton-pâte. Peu importe ce que la série racontait, au fond, réalise-t-on lorsque la narration bascule au terme de l'épisode 24. Quand le sage désigne la lune, le fou fixe le doigt. Nous ne regardions pas au bon endroit. Son véritable intérêt se situait ailleurs. Comprendre : dans le parcours intérieur de ses personnages, tous autant qu'ils sont - Shinji en tête. Ainsi la série place-t-elle le spectateur en position d'entamer un travail sur lui-même, de faire face à ses propres lâchetés, ses propres failles, ses propres imperfections, pour mieux les dépasser. Car même les protagonistes les plus positifs, en apparence (Misato, Kaiji, ...) ne sont pas épargnés : il y en aura pour tous les goûts et pour tous les profils - mais encore faudra-t-il être honnête avec soi au lieu de se braquer et de se penser supérieur. Ainsi s'agit-il de s'identifier et à travers cette identification, au fil des épisodes : d'apprendre à se haïr, de découvrir qu'il faut évoluer, de se réconcilier avec soi-même, d'appendre que nul n'est obligé de subir passivement son "identité", que nous pouvons tous être acteurs de notre devenir intérieur. Que pour changer, il suffit d'oser, plutôt que de se chercher des excuses. D'accepter l'idée que nous ne nous appartenons pas. Que l'autre porte en lui une part importante de ce que nous sommes, comme nous portons nous-mêmes en nous une part de ce qu'il est ; et qu'il n'existe dès lors pas de véritable frontière entre les êtres ; uniquement celles, illusoires, que nous suggèrent nos yeux, et celles que nous nous imposons.
Sans même louer l'intelligence de cette titanesque entreprise aux visées thérapeutiques, on ne pourra que saluer l’aplomb avec lequel elle bouscule les attentes, démontrant qu'exigences intellectuelles et légèreté ne sont pas incompatibles, et qu'il y a une place pour la matière grise dans les œuvres populaires.
En optant pour une trame d’une densité sans précédent pour une production grand public, Hideaki Anno rend à l'écriture scénaristique ses lettres de noblesse et place la barre haut, très haut : aussi surprenante qu’érudite, son intrigue fait la part belle au symbolisme mystique, au point de brouiller les frontières entre fiction et réalité à la manière d'un Da Vinci Code puissance mille (au point de se retourner contre lui, certains fans exaltés attendant de son œuvre qu'elle leur dispense quelque révélation ontologique) - sans pour autant se reposer sur cet unique atout. Comme précédemment évoqué, la psyché de ses protagonistes, plus particulièrement ses figures adolescentes, fait également les frais de ce zèle réformateur : l’idéalisation candide qui servait (et sert toujours) de pierre angulaire au Shonen manga est évacuée dès les premières séquences, au profit d’une déconstruction des stéréotypes qui conduit naturellement à celle du cadre dans lequel ils s'inscrivent.
Une révélation, pour bien des auteurs, qui découvrent tardivement qu'on peut divertir tout en abordant de front des questions sociologiques ou philosophiques complexes, sans pour autant perdre les faveurs du spectateur. Bien au contraire : le succès colossal de la série semble traduire un besoin latent, et représenter un nouveau marché pour les investisseurs, ouvrant une brèche providentielle dans le carcan de leurs cahiers des charges... Il n'en faudra pas plus pour que les auteurs s'y engouffrent têtes baissées, par dizaines, avec plus ou moins de talent ou de sincérité.
Aussi ne compte-t-on plus les oeuvres qui, sans cet illustre précurseur, n'auraient vraisemblablement jamais existé : Serial Experiment Lain, Rahxephon, Zettai Shonen, Gasaraki, Interlude, Haibane Renmei, .//Hack Sign, Ergo Proxy, Haruhi Suzumiya, Mawaru Penguindrum, Puella Magi Madoka Magica, et tant d'autres encore... Rien de surprenant à ce que cette influence, encore perceptible aujourd'hui, se soit étendue à d'autres médias complémentaires, à commencer par le jeu vidéo avec des titres majeurs tels que Rebus, Xenogears, Final Fantasy VII ou Chrono Cross (dans son dernier tiers)...
Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin : après ce sursaut de créativité providentiel, l'animation japonaise en revient à son statu quo d'il y a vingt ans. Rien de très surprenant : à force de détourner les codes, les auteurs en ont créé d’autres, tout aussi routiniers. Conditionnées tant par l'absence de perspectives que par la frilosité financière des producteurs, les adaptations de mangas et de light novel ont retrouvé leurs trônes. Le Moe a pris le pouvoir en se substituant à la S.F. en décolletés d'antan. Les schémas narratifs se suivent et se ressemblent. Les pitchs se copient-collent à l’envi. La société a évolué. Les ados ont cessé de faire face à leurs démons intérieurs : désormais, ils préfèrent trouver refuge dans le déni et coller des oreilles de chats à leurs névroses. Même la complexité scénaristique semble conditionnée par un cahier des charges aussi strict qu'ennuyeux, et bien que quelques titres à part réussissent encore à sortir du lot, tout porte à croire que le média traverse une nouvelle crise, en écho à celle que connaît le J-RPG.
Seul un nouvel Evangelion serait susceptible de changer la donne. Mais à présent que les robots ont réintégré leur hangar, et que les pistons se sont tus, où trouver le supplément d'âme qui manque à nos dessins ré-animés ?
**
A lire en version longue ici :http://www.gameblog.fr/blogs/liehd/p_117026_dossier-comment-evangelion-a-sauve-temporairement-l-animatio
Et à prolonger là : http://www.gameblog.fr/blogs/liehd/p_87174_final-fantasy-vii-si-evangelion-m-etait-re-conte
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Séries, L'animation japonaise, c'était vachement mieux avant., Les meilleurs animes avec des mechas et Les meilleurs animes japonais
Créée
le 31 juil. 2019
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