No Man's Land par Christine Deschamps

Huit épisodes haletants, qui explorent la fraternité, la sororité, le communautarisme, l'intégrisme, le sexisme, le chagrin, l'espoir, la manipulation et la fatalité, rien que ça. Autant dire que le programme est roboratif; mais on ne frôle jamais l'indigestion car le dosage savant permet aux scénaristes de nous balader posément d'un théâtre à l'autre, en passant par différentes époques, jusqu'à ce qu'on en arrive à comprendre les motivations de tous, même dans des camps opposés. Rien de binaire donc, dans cette histoire, dans laquelle Daech agit un peu comme un trou noir, une sorte de présence massive inexplicable qui attire à elle les âmes errantes. Une force de la nature que les hommes colorent à leur façon pour la rendre massivement destructrice. Il est question également de résistance, face à ces extrémités mortifères, et donc d'équilibre. Une histoire de famille pour comprendre les soubresauts de l'actualité ? Ben oui, c'est tout à fait ça : on part d'un drame intime (un frère a perdu sa sœur) et on finit par tirer les fils de l'écheveau jusqu'aux massacres perpétrés en Syrie, où se joue une partie d'échecs qui nous engage finalement tous. Entre le Bureau des Légendes, Homeland et Land and Freedom, le scénario explore les arcanes de la politique internationale, des services secrets, de la géopolitique contemporaine et de l'expansionnisme islamiste. A deux heures de vol de Paris. A rien du tout d'ici, donc, et c'est le plus frappant dans l'histoire du personnage de Félix Moati : la veille, c'était un parisien comme les autres, avec un boulot, une compagne, un appart, des enjeux "modernes", et un saut de puce en avion plus tard, c'est un guerrier immergé dans un conflit sanglant, qui bouffe de la poussière et explore les confins de l'expérience humaine. Parce qu'il a en lui une faille béante qui exige des réponses, sous la forme d'une mise à l'épreuve de ce qu'il est vraiment. Et des découvertes, il va en faire, et nous aussi ! Impossible d'en parler sans éventer le suspense, mais je peux quand même évoquer les interprétations impeccables des personnages principaux, qui rendent crédibles des destins qui sortent des clous : une archéologue embringuée dans un double jeu après un deuil traumatisant, son frère rongé par le doute et prêt à se lancer dans l'inconnu pour obtenir des réponses, un agent étranger qui tire des tas de ficelles sous son air affable, des engagés idéalistes, anarchistes ou révoltés et enfin, et peut-être surtout, trois jeunes anglais fascinés par le Jihad, qui tentent de réécrire leur histoire dans une geste sanglante pour conjurer la pusillanimité du destin qui les attendait dans leur banlieue. De très beaux personnages, pour la plupart pathétiques, rongés par leurs angoisses et décidés à prendre leur vie en main pour lui donner un second souffle. Ce qu'on peut comprendre, bien sûr, mais jamais on n'aurait imaginé le prix à payer pour secouer la banalité apparente d'existences jusque là trop tranquilles. Bref, une excellente série, sans temps morts, bien écrite, bien jouée et dont les enjeux ne laissent aucun répit au spectateur, de l'influence des réseaux sociaux aux jeux mortifères des différentes officines occultes qui s'emparent d'existences individuelles pour écrire des romans nationaux.