C’était il y a six ans.
A cette époque-là on était en 2018 et Nota Bene était en train de s’imposer – après seulement quatre années d’existence – comme la référence des chaînes de vulgarisation d’Histoire sur le YouTube français. Et comme on m’en parlait tout le temps – qu’on me demandait mon avis de professionnel sur la question – et que ça commençait à me frustrer d’avoir à passer sans cesse plus de temps à devoir expliquer en quoi cette émission était hautement problématique en termes de vulgarisation scientifique, j’ai fini par publier une critique ici-même pour synthétiser ma position. Une critique qui disait déjà tout par son titre : « Parce que tout le monde peut faire de l’Histoire ! (Sauf qu’en fait : non) ».
Cette critique, je l’avais publiée le 27 mai 2018, et j’y expliquais pourquoi j’avais beau considérer Benjamin Brillaud – l’auteur de la chaîne – fort sympathique et transparent sur ses compétences et sa démarche, que je considérais malgré tout son travail totalement contreproductif voire néfaste pour faire connaître au vaste monde les enseignements de cette science sociale qu’est l’Histoire. Et à ce sujet-là, je me souviens très bien que la goutte d’eau qui avait fait à l’époque déborder mon vase de Soissons c’était cette vidéo postée en collaboration avec Manon Champier – a.k.a Manon Bril de la chaîne C’est une autre histoire – et qui s’intitulait de manière fort bien avisée : Tout le monde peut faire de l’Histoire ?.
Dans cette vidéo-là, le bon Ben nous expliquait la bouche en cœur à quel point l’Histoire ne pouvait se réduire qu’en une simple accumulation d’informations brutes ; que ces dernières étaient souvent les produits de processus biaisés dont il fallait savoir faire les critiques internes et externes et qu’elles passaient ensuite par le filtre interprétatif de l’historien, ce qui nécessitait d’appliquer un protocole particulier pour comprendre ce qu’on cherche, comment on le cherche et surtout pourquoi on le cherche. Et moi ce qui m’avait fumé à l’époque avec cette explication – ô combien pertinente, j’insiste – c’était qu’elle rentrait en parfaite contradiction avec ce que la chaîne produisait en parallèle comme contenu.
Parce que c’était quoi Nota Bene lors de ses quatre premières années d’existence ? Bah c’était justement l’exact inverse de ce que Benjamin Brillaud dénonçait dans sa vidéo en compagnie de Manon Bril. C’était juste de l’accumulation d’informations random sur des sujets random : morts insolites de rois de France, évasions spectaculaires, histoires d’assauts de châteaux forts, records de règne, échecs militaires cuisants ; tout ça généralement passé à la moulinette des stupides habitudes youtubesques de l’époque à base de top, de listes ou de fun facts ; « 3 coutumes anciennes étonnantes », « 5 autochtones bad ass » ou bien encore liste « 4 sports extrêmes dans l’histoire ». C’était de l’anecdote pour de l’anecdote. Aucune vidéo ne parvenait à produire un semblant d’analyse sociale, politique ou culturelle de l'époque traitée : on enchaînait juste des noms, des dates, des événements. On parlait des papes, des rois ou des personnes mortes sur les toilettes, tout en faisant des pauses de pin up lors de visites historiques qui, la plupart du temps, étaient sponsorisées par l’organisme gérant le site où se déroulait la vidéo. Autant dire qu’il avait beau donner du « chers camarades » à qui voulait bien l’entendre que ça n'empêchait pas le bon Ben de reproduire le schéma classique des émissions brassant du roman national à tour de bras. Au fond, à la même façon que les imposteurs monarchistes du service public, Nota Bene produisait lui aussi l’Histoire des puissants et des vainqueurs ; l’Histoire des hommes illustres ; l’Histoire hégélienne qui n’explique rien mais qui sanctuarise tout ; bref, cette Histoire à l’ancienne qui se désintéresse de toute démarche scientifique – de tout rapport au vrai – pour n’être que propagande manipulatoire au service de l’ordre en place.
Et si d’un côté je ne lui en voulais pas trop à ce pauvre Ben parce qu’il était manifeste qu’en 2018 il était totalement ignorant des enjeux de cette science et qu’il produisait de la merde essentiellement par inculture, de l’autre je ne pouvais m’empêcher de rager contre le succès de cette chaîne qui participait à embrumer les esprits ; à invisibiliser le vrai travail historique. Parce que, même bien intentionné, un charlatan reste un charlatan. Et si on estime qu’il est dangereux de laisser des personnes qui n’y connaissent rien en médecine diffuser des idées reçues sur les manières de se soigner, alors on devrait comprendre pourquoi, moi, je ne prenais pas à la légère le fait que Benjamin Brillaud puisse se permettre de vulgariser une science sur laquelle il n’avait manifestement aucune expertise…
Mais bon…
…Tout ça, c’était il y a six ans donc.
Aujourd’hui nous sommes en 2024 et, il y a de cela seulement quelques mois, le même Benjamin Brillaud a publié une autre vidéo intitulée Il y a un problème avec l’Histoire et on va faire le point ; une vidéo dans laquelle il a voulu clarifier son rapport à l’Histoire et à la politisation de cette dernière… Une vidéo dans laquelle il acte qu’en dix ans de travail sur cette chaîne, il a « beaucoup appris ».
Mon regard sur l’Histoire, il a profondément changé en dix ans. Je n’avais pas conscience, en 2014, de ce qu’était vraiment l’Histoire. L’idée c’était de faire rire – de divertir – avec l’Histoire. Parce que l’Histoire c’est intéressant. Il y a plein de faits rigolos, incroyables, dramatiques. C’est un terrain qui est génial pour apprendre et pour découvrir des choses. Alors qu’est-ce qu’il pourrait mal se passer dans le fait de lancer une chaîne d’Histoire pour partager ce qu’on apprend avec les autres ? …Eh bah plein de choses ! De par son traitement médiatique, je connaissais surtout l’Histoire-bataille ou l’Histoire des puissants. De par ma propre histoire familiale, j’avais aussi conscience d’une histoire sociale, économique. D’ailleurs à la fac sur les six mois que j’y avais passé, j’avais bossé sur les conditions de travail des enfants dans les mines au XIXe siècle [...] Mais au fur et à mesure que j’explorais des pistes pour les émissions de la chaîne YouTube, je me rendais compte que l'Histoire elle était absolument partout. […] Si je vous dis que j’étais naïf en 2014 quand j’ai lancé Nota Bene, je force un peu le trait mais c’est vrai. Je n’avais pas vraiment conscience – du moins pas autant qu’aujourd’hui – de la puissance de l’Histoire. Et au fur et à mesure, de par le succès de l’émission, je suis obligé de développer une équipe et de faire écrire les sujets de l’émission par des historiens et des historiennes. Là où auparavant j’étais tout seul à faire mes petites recherches, mes petites synthèses, me casser la tête pour trouver des angles originaux, là, maintenant, j’ai beaucoup de gens qui sont hyper-calés qui viennent m’aider à construire ce que deviendra Nota Bene. Et donc on arrive à des épisodes qui sont, selon moi, bien plus profonds, et surtout au-delà de raconter – ce qui est toujours vital parce qu’on est là pour divertir – ce sont des épisodes qui vont aborder la méthodologie de l’Histoire.
Cette vidéo, elle m’a plu. Elle m’a plu parce qu’elle formule une sorte de mea culpa qui, pour des gens comme moi, n’avait rien d’anodin, mais aussi parce que cette louable transparence permet d’éclairer un cheminement autant personnel que collectif ; qu’il s’agisse de celui de Benjamin Brillaud que de celui des 2,5 millions d’abonnés qu’il a amenés dans son aventure. Mais surtout, si cette vidéo m’a plu, c’est parce que, cette fois ci – contrairement à celle faite aux côtés de Manon Bril – elle rentre davantage en adéquation avec les faits.
Alors certes – parce qu’il faut bien divertir – on a encore aujourd’hui notre lot d’histoires insolites à base de tops et de listes : récemment on a par exemple encore eu le droit à « 3 bandits qui ne rigolent pas » (août 2024) ou aux « 7 plus grands tombeaux de l’Histoire » (juin 2024). Idem, on n’a jamais vraiment abandonné les petites escapades patrimoniales sponsorisées entre Rennes, Mantes-la-Jolie ou – plus récemment encore – par les Invalides. Ce sont des vidéos qui m’intéressent peu ou prou, mais je peux comprendre qu’elles sachent capter l’intérêt des néophytes et autres curieux, surtout que la qualité formelle de ces productions – à la fois en termes de plastique que de rythme – sait se révéler très efficace.
Mais c’est vrai que depuis – et à côté de ça – on a vu effectivement poper çà et là des sujets qui ont su se varier l’offre en osant aborder des sujets pas forcément vendeurs comme la Guerre d’Indochine (deux épisodes sortis en août et septembre), la coutellerie, la bière ou bien encore les métiers pénibles. Mieux encore : voilà même que – sur sa chaîne secondaire – l’ami Brillaud donne longuement la parole à des historiens sur des sujets pointus. Or, qui aujourd’hui nous permet d’entendre Jean-Clément Martin nous parler pendant deux heures de Révolution française ou bien encore Patrick Boucheron évoquer le travail d’historien pendant autant de temps ? Franchement, pas grand monde et rien que ça, c’est à mettre au crédit de ce qu’est devenu Nota Bene aujourd’hui.
Vraiment, merci.
Et puis il y a un dernier point sur lequel je trouve qu’il s’est opéré une véritable amélioration depuis sept ans, c’est sur la manière dont la chaîne entend rebondir sur l’actualité. Moi, par exemple, j’ai longtemps gardé à l’esprit un Coup de gueule (sic) publié en 2018 au sujet d’une polémique déclenchée par les trailers de Battlefield V ; un jeu qui avait pris pour parti de représenter des femmes au front de la Seconde guerre mondiale fusil à la main. Sut Twitter, on avait hurlé au révisionnisme woke car, disait-on, à cette époque-là, la place des femmes n’était pas d’être armée au front. Or, face à cet argument-là, Benjamin Brillaud avait jugé pertinent de répondre à cette époque qu’il fallait se calmer parce que, d’un côté il y avait bien des femmes au front – passant en revue tous les postes occupés par les femmes dans l’armée, de l’intendance à l’infirmerie en passant par le génie mécanique – tout en insistant sur le fait, d’un autre côté, il y avait aussi eu des femmes armées dans les maquis et des aviatrices russes. De là avait-il cherché à boucler le débat de manière fort malhonnête puisqu’à aucun moment il n’était revenu sur cette représentation – effectivement discutable d’un point de vue historique – d’une femme armée ET au front. Pour moi, ce coup de gueule, c’était ce qui démontrait comment Benjamin Brillaud – une fois de plus – manquait de recul sur ses pratiques pour nous parler convenablement de l’Histoire et des débats qui peuvent parfois l’animer…
…Seulement voilà, ça aussi c’était avant. Sur ce point également, une mise-à-jour s’est également opérée.
C’est à partir de 2017-2018 – c’est-à-dire çà partir du moment que je passe les rennes de l’écriture du fond des sujets à des scientifiques – que j[‘ai vu] monter vraiment les premières oppositions dans les commentaires YouTube. A cette Histoire que je veux plus nuancée, plus prudente – parfois plus tranchante aussi parce qu’on expose un consensus pour dire que tous les scientifiques sont d’accord sur un point – je vois des réactions : « c’est un mensonge », « l’Histoire elle ne s’est pas passée comme ça », « là tu nous vends une Histoire officielle, une histoire militante… » […] Alors que, de mon coté, il me semble tout faire pour que le contenu soit le plus carré possible, je vois des gens qui remettent en question mon travail, voire qui deviennent carrément hostiles, allant jusqu’à insinuer qu’il pourrait m’arriver des bricoles si je continue… En fait cette Histoire que je partage, elle est devenue politique, non pas parce que j’ai eu un engagement militant en voulant répandre un discours idéologique – en cas moi je ne crois pas – mais parce que l’Histoire est politique. Et le simple fait d’avoir une ligne éditoriale quoi montre une histoire plurielle – une histoire sur toutes les périodes, de tous les continents, de toutes les thématiques – une histoire scientifique, eh bah c’est un acte politique. Et ça je n’en avais pas conscience en 2014.
Ce caractère politique et militant de l’Histoire, c’est évident qu’avec le temps, Benjamin Brillaud a appris à mieux l’appréhender, au point qu’aujourd’hui, je trouve qu’il produit des capsules qui méritent clairement l’intérêt de tous.
Par exemple, je suis tombé dernièrement sur une vidéo qui, en réaction à la nomination de Michel Barnier en tant que premier ministre, questionnait ses positions sur l’homosexualité. Ai-je eu le droit à une condamnation morale en bonne et due forme pour vilipender le nouveau pensionnaire de Matignon ? Pas du tout. Au lieu de ça, j'ai eu le droit à un historique de la condamnation de l’homosexualité dans la société française et à une analyse factuelle de l'évolution des mœurs et de la législation à ce sujet. Éclairant et intéressant à la fois. Même chose quand il s’est agi de revenir sur l’ascension de l’Everest par l’influenceur Inoxtag. Au lieu de condamner ou de justifier, Brillaud s'est juste contenté d'insérer cette ascension dans la manière dont a évolué avec le temps la conquête des sommets, amenant dès lors des questions plus larges que celles posées par la seule ascension du jeune youtubeur. Et même chose enfin quand il s’est agi d’évoquer l’élection présidentielle étatsunienne qui approche pour cette fin d’année 2024 : pas de sermon pro-Harris ou anti-Trump, juste un questionnement (certes perfectible, mais réel) sur les modalités électorales appliquées au pays de l’Oncle Sam.
Bref, voilà. C’est évident, Nota Bene a évolué, et il me semblait donc indispensable – par souci d’honnêteté – de l’acter.
Alors certes, ça ne reste clairement pas ma came, d’où ma note médiane. A part les entretiens en compagnie d’historiens, j’avoue n’y trouver que très peu d’intérêt. Maintenant je crois qu’il faut savoir aussi considérer cela : je ne suis pas le public cible. Et même si je reste convaincu que des chaînes comme celles de Yann Tout Court ou de Questions d’Histoire me semblent plus efficaces et plus adaptées pour des néophytes, il n’empêche que Nota Bene ne me fait plus bondir au plafond pour l’image jadis délétère qu’il donnait de la pratique historiographique. Et ça, pour la peine, ça méritait bien un petit nota bene… ;-)
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Et histoire d'enchaîner les références aux nota bene jusqu'au bout dans cette critique, je m'en permets une toute dernière pour vous signaler que les 44 premiers commentaires postés sous cette critique réagissait à la première mouture que j'avais écrite en 2017. A garder donc en tête si jamais l'envie vous prend de venir tailler un peu la bavette à ce sujet. ^^