21st Century Paranoid Man
Person of Interest a des allures de petit miracle. C'est un drama de CBS créé par un JJ Abrams en roue libre dans son rôle de producteur pour le petit écran (rappelons qu'il a apposé son nom sur ces deux étrons de compétition que sont Alcatraz et Revolution) et qui adopte la forme du procedural cop show. C'aurait pu être un désastre, et pourtant au bout de deux saisons, Person of Interest peut se targuer de proposer le contenu possiblement le plus intéressant de la télévision de network actuelle et de rivaliser sans honte avec les meilleures productions du câble.
POI, c'est avant tout l'association de John Reese, ex-agent de la CIA et des forces armées présumé mort lors d'une mission en Chine, et de Harold Finch, génie de l'informatique ayant collaboré avec le gouvernement pour la création d'une machine capable de surveiller plus ou moins tous les résidents des Etats-Unis et de prédire leur mort future (dans un mix entre Minority Report et le Big Brother du 1984 d'Orwell), ce qui lui permet notamment de déjouer des complots terroristes à grande échelle. Après avoir rompu ses liens avec le gouvernement, le boitillant Finch trouve en Reese un allié de terrain pour sa nouvelle mission (son nouveau sacerdoce en réalité) : utiliser les ressources de la Machine pour traiter de crimes anticipés de plus petite échelle, que celle-ci considérait auparavant comme "irrelevant". Un pitch assez simple quand on a pris le temps de poser les enjeux de chaque personnage, et qui garantit la dynamique épisodique du show, qui repose généralement sur un cas à traiter par épisode, qui correspond au numéro de sécurité sociale d'un client à sauver.
Sauf que cette dynamique, plaisante dès le premier épisode, se révèle vite être une simple porte d'entrée vers le coeur même de la série. La Machine est une arme d'un intérêt stratégique colossale, elle offre à son possesseur un pouvoir proche de celui d'un dieu. Il est donc logique qu'elle attise les luttes de pouvoir et les convoitises, où les coups en traître sont nombreux et la méfiance obligatoire. Person of Interest crée à ce titre une ambiance paranoïaque qui imprègne chaque épisode, même mineur, une suspicion généralisée qui opère à deux niveaux : par rapport aux possibilités démentielles de la Machine, et par rapport à la dangerosité de ceux qui sont près à mettre la main dessus. Clans mafieux, organisations politiques, puissances étrangères et autres illuminés : dans POI la menace est partout, multiforme, et elle frappe quasiment à chaque épisode. Ce qui crée un tissu scénaristique dense, dans lequel on pourrait très clairement s'égarer, surtout quand on se rappelle la déroute scénaristique progressive de Lost. Mais Person of Interest a un atout énorme dans sa poche : Jonathan Nolan, frère de Christopher, scénariste sur les Batman réalisés par son frangin. Un type donc parfaitement rôdé aux ambiances sombres et aux menaces de l'ombre. Et d'une rigueur à mille lieux des errements auxquels des mecs comme Damon Lindelof nous ont habitué.
La mythologie de la Machine est extrêmement touffue et pose à ce titre de très nombreux problèmes philosophiques et éthiques, que la série ne cherche ni à fuire, ni à nous imposer tout d'un coup comme un roc monumental. Elle trouve le juste équilibre en instillant régulièrement de nouveaux éléments tout en nous faisant miroiter derrière un nombre de révélations possibles colossal. Au terme de cette saison 2, le spectateur a déjà appris pas mal d'informations sur la Machine, mais celle-ci reste tout de même entouré d'une épaisse nébuleuse qui offre la perspective d'une série passionnante sur le long terme.
Mais plus qu'une réussite scénaristique d'une ambition rare sur une grande chaîne américaine, qui plus est sur CBS (le fait que la série soit un tel succès public aux USA mais aussi en France nous offre d'ailleurs un motif de réconfort : oui, on peut proposer des séries populaires ET ambitieuses dans le propos), POI est une série extrêmement bien produite. Très bien filmée, disposant d'une patte graphique indéniable à grands renforts d'écrans d'ordinateurs et d'images de caméras de surveillance, elle bénéficie qui plus est d'une bande-son du tonnerre, dont la qualité est intimement liée à certaines séquences devenues cultes (If I Had a Heart de Fever Ray, Future Starts Slows des Kills, One of These Mornings de Moby...). Bref, le plaisir est total.
Mais une bonne série n'est rien sans de bons personnages (sinon, à quoi bon passer plusieurs années à les suivre?). Et ceux de Person of Interest sont excellents, chacun bénéficie d'une écriture soignée et bénéficie de sa propre intrigue, même si secondaire. Aux fêlures personnelles de Finch et Reese s'ajoutent le détective Joss Carter, prise entre son devoir et sa collaboration avec les deux hors-la-loi et Lionel Fusco, ex-flic ripou constamment rattrapé par ses anciennes magouilles. Sur le papier ce n'est pas fou d'originalité, mais la qualité majeure du show est de prendre son temps pour construire chacun de ses personnages. La série, originellement conçue autour du binôme Finch/Reese, a depuis pris le rythme d'une série beaucoup plus choral, notamment depuis l'introduction dans la saison 2 de deux nouveaux personnages réguliers, Shaw et Root, deux femmes dont l'intérêt pour la Machine font d'elles tantôt des alliées, tantôt des ennemies du tandem principal. Ce refus du manichéisme, particulièrement sensible dans la saison 2, fait décoller la qualité de la série, cette deuxième saison qui vient de s'achever ayant atteint un niveau de qualité remarquable. Mention spéciale aux épisodes 16 (Relevance) et 22 (God Mode), parmi les deux meilleures heures de télévision produites cette saison. Quant aux acteurs, en dépit de quelques réticences initiales sur le jeu dans la retenue de Jim Caviezel, ils sont pour la plupart très bons. Ayant décroché pendant la deuxième saison de Lost, j'étais passé à côté de Michael Emerson, et quel ne fut pas mon tort...
Série dotée d'un potentiel considérable, capable de se renouveler sans trahir sa mythologie prometteuse, Person of Interest a tout pour devenir l'une des séries phare de sa génération. Elle le mérite entièrement.