"I wish that just once people wouldn't act like the clichés that they are"
La mort, je la côtoie tous les jours. J’ai grandi dedans. Et pourtant, celle-ci fait mal. La mort ne fait pas mal, d’habitude. La mort ce sont ces corps dans la salle en bas. Ce sont ces familles éplorées qui défilent dans leurs habits noirs et que Papa et mon frère accueillent et consolent d’un geste, d’une parole dont j’ai souvent l’impression qu’ils sont inutiles. Et voilà que le cortège en noir, je l’habite. Voilà que la mort dans laquelle il nous a fait grandir l’a emporté. Pris par son métier. S’occuper de la mort n’empêche pas d’y passer à son tour. Voilà que je dois grandir sans ce père dont je m’aperçois que je ne l’ai pas assez connu – fait-on jamais l’effort de s’approcher des gens lorsque l’on se dit qu’on a toute la vie pour le faire ?
Au moins une chose, sa mort a fait revenir ce frère à peine présent pour les fêtes de fin d’année. Ce frère qui avait toujours juré de ne jamais faire ce métier. Ce frère qui semblait nous fuir comme la peste, le voilà qui reprend l’entreprise avec mon autre frère. « Fisher & sons ». Si l’on en croit le panneau, au moins à moi on ne demandera pas de m’investir. J’ai le droit de grandir en paix, de chercher ma voie – pas si facile sans modèles. Mes modèles. Le père est mort avant qu’il soit autre chose pour moi qu’un père, je ne l’ai jamais considéré comme un adulte, un modèle à suivre. Les frères sont paumés, chacun se débat entre ses amours et ce travail que l’un semble aimer et que l’autre a toujours fui – est-ce Maman qui lui a demandé de rester ? Et la mère. La mère était une épouse et une mère. Elle n’a jamais vécu pour elle. Elle aussi doit apprendre. Presque comme moi. On ne peut pas se construire uniquement en opposition à des modèles dont on ne veut pas.
M’attire l’inconnu. Les mecs sombres. Est-ce l’ombre qui a toujours plané au-dessus des gens qui défilent ici que je recherche ? Ou bien y retrouvé-je la folie que je ne peux pas avoir devant le frère toujours guindé qui n’ose pas vivre pour lui, la mère d’une autre époque ? Et bien sûr à chaque fois je me dis plus jamais. Et bien sûr à chaque fois je plonge encore. Peut-être l’âge. J’expérimente et je m’en fous. La douleur, c’est être vivant. Et quand je n’en peux plus je m’anesthésie. Ca aide à tenir.
Je ne sais pas comment ils font, les adultes. La mère qui n’a aucune distraction, aucun loisir, même aucun ami en dehors de cette maison. Sa douleur semble la définir. Et cette façon qu’elle a, toujours sur la brèche, de nous faire penser à un petit animal fragile. Parfois, j’ai juste envie de la bousculer. Parfois j’essaie de me mettre à sa place et je me dis que je l’aime, la mère. Même si je ne serai jamais comme elle.
Je m’appelle Claire Fisher. J’habite dans un funérarium. Ceci est mon histoire. Celle des autres aussi, mais je n’ai pas l’âge de m’intéresser aux autres. J’ai l’âge le plus égoïste qui soit. L’âge où l’on vit à fond avant de regretter. L’âge où l’on vit à fond avant d’oublier. Je ne veux pas de leur vie. En attendant de pouvoir construire la mienne, je dois juste oublier les leurs.