Stranger Things
7.6
Stranger Things

Série Netflix (2016)

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« Le cancer vient de la folie réprimée » écrivait Norman Mailer dans Un rêve américain (1965), récit magistral, parcouru par les grandes obsessions de l'imaginaire américain du XXe siècle : l'alcoolisme, la sexualité, la peur, mais aussi et surtout le cancer. Stranger Things est une œuvre elle aussi traversée par ces angoisses liées à la maladie, la contamination, celle d'un monde vertueux par un monde vicié, celle d'un corps sain par un corps étranger, la prolifération irréfrénable de cellules cancéreuses, l'invasion progressive du cadre de l'image par les puissances du mal. Le motif de l'invasion, récurent dans le cinéma américain des Oiseaux d'Alfred Hitchcock aux Gremlins de Joe Dante, est ici réinvesti dans un discours sur notre rapport à la mort, par le biais d'une imagerie empruntée à la culture populaire. Sans doute le Démogorgon, figure issue de la mythologie gréco-romaine, est-il l'image la plus saisissante du cancer. Son corps est exsangue, putréfié, décharné ; c'est un corps malade, mais c'est aussi, dans le corps de l'image, l'incarnation de la maladie, arbitraire, cruelle, increvable et qui dans le monde à l'envers emporte même les êtres dont la mort semble la plus injuste et injustifiable : les enfants. « Le Démogorgon, il m'a eu » déclare ainsi Will Byers à la fin d'une partie de Donjon et Dragons, avant de se faire enlever par le monstre. Bill Wyers est, en fait, un enfant qui lutte contre le cancer.


C'est le sentiment d'impuissance et d'incompréhension face à la perte d'un enfant que Stranger Things exprime. La question du deuil maternel traverse les séries télévisées anglo-saxonnes, au premier rang desquelles nous pouvons citer Broadchurch (2013) ou The Leftovers (2014). Terribles questions, souvent sans réponse, et toujours le silence écrasant du monde. Comment Joyce Byers peut-elle trouver le courage de faire face à la disparition de son fils ? Comment Jim Hopper, le flic de la petite ville de Hawkins, peut-il recommencer à vivre après la mort de sa fille ? Comment Terry Ives, la mère de Onze, peut-elle surmonter le traumatisme de la disparition de sa fille ? Comment faire face à la maladie, comment faire face à l'inacceptable, comment faire face à l’injustifiable ? La série est traversée par un réseau de significations qui renvoient à la maladie et à la mort : l'hôpital, la morgue, l'enterrement, le monde à l'envers, qui peut apparaître comme l'image du coma, Onze, qui peut apparaître comme l'image de la chimiothérapie (elle est chauve, elle est le produit d'un laboratoire, elle s'avère être le seul personnage en mesure de sauver Bill Wyers). C'est la complexité des relations parentales qui est ainsi explorée, le rapport problématique d'un père ou d'une mère à un enfant mourant.


Dans Stranger Things, la contamination, la prolifération, la croissance tumorale est érigée en principe esthétique : le corps de l'image est peu à peu contaminé par les effets numériques, le monde à l'envers se répand dans le monde réel, le putréfie, le corrompt. A ce titre, l'image liminale du laboratoire envahi par le portail interdimensionnel, comme une immense toile d'araignée, est particulièrement saisissante : une substance organique, putride et miasmatique se répand dans le monde réel, s'empare de l'image et constitue une véritable menace pour la stabilité du champ de vision du spectateur. Ce réseau de significations est mis en évidence dans le dernier épisode de la première saison, quand le montage met en relation les images de Will Byers et de la fille de Jim Hopper, dont nous apprenons dans le même temps qu'elle est morte d'un cancer : la tentacule dans la bouche du Will Byers est formellement associée au tube trachéal de la fille de Jim Hopper. Si Will Byers revient parmi les vivants, les dernières images de la première saison suggèrent toutefois que d'un cancer, on n'en revient jamais vraiment.


Les références constantes aux cultures de l'imaginaire, dont beaucoup de spectateurs ont reproché le caractère outrancier alors qu'il s'agît sans doute du parti pris le plus audacieux de la série, contaminent l'image filmique, comme elles contaminent l'esprit des personnages, à la manière de cellules cancéreuses. Nous pouvons imaginer que le monde à l'envers n'est que le fruit de l'imagination des personnages, qui fantasment une fiction d'univers parallèle, une créature surnaturelle sur fond de complot soviétique, pour mettre des mots, du sens, sur la maladie qui frappe Bill Wyers. Car il est impossible de faire face à cette réalité cruelle et tyrannique. C'est une manière de mettre un nom sur une réalité qui n'est pas nommable : le mot « cancer » ne sera d'ailleurs jamais prononcé dans la série, même lorsqu'il en est explicitement question. Joyce Byers ne serait alors qu'une mère rendue folle par la perte de son fils et qui, à la déraison des évènements substitue la fièvre de son imagination, comme Jim Hopper, qui ne parvient pas à accepter la mort de sa fille, et qui continue de parler d'elle comme si elle était toujours vivante. Car Stranger Things, c'est avant tout l'histoire du déni.


Peut-être est-ce aussi sous cet angle que nous devons ressaisir la signification de la prolifération de ces images issues de la culture populaire dans Stranger Things : notre imaginaire collectif est réinvesti dans un mécanisme de déni, de travestissement de la réalité, et ce mécanisme se traduit par la contamination de la série par un ensemble d'images hyper-référencées. Stranger Things dit quelque chose de la culture populaire et de la faculté de ce genre d'image à faire incessamment retour sur elle-même, de manière obsessionnelle et traumatique, et à contaminer d'autres images : des images issues d'autres films (Alien, E.T., Evil Dead, Frankenstein, Les Goonies, Poltergeist, Terminator, The Thing, Jaws), des images de found footage provenant de caméscopes ou de caméras de surveillance, des images de la première saison qui reviennent dans la deuxième saison). La série métastasée assume-t-elle ainsi les effets de l'ère postmoderne sur le régime de l'image : il n'y a plus rien à inventer d'original et toute œuvre est un acte de citation, de réappropriation ou de réécriture, une énième variation autour d'un même thème, d'une même matrice, hantée par les mêmes angoisses — une même tumeur maligne, autour de laquelle se développe un ensemble d’œuvres comme autant de cellules cancéreuses.

stgsole
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le 25 nov. 2017

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Samuel

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