Saison 1 :
Depuis les succès historiques de "Dallas" et "Dynasty", on sait bien comment le spectacle des déchirements familiaux des richissimes du siècle constitue un spectacle populaire dans tous les sens du terme, et la pluie de récompenses et d'hommages critiques (souvent de la part de revues normalement sourcilleuses quand il s'agit de distribuer des bons points) reçue par "Succession" montre que le phénomène n'est pas mort en cette époque où la haine générale envers les puissants a pourtant monté d'un cran... Car quel est le ressort (unique, malheureusement...) qui anime la série de Jesse Armstrong, si ce n'est la fascination universelle pour l'usage immodéré du pouvoir et de l'argent, augmentée d'un nihilisme radical et d'un cynisme imperturbable qui en constituent l'unique "modernité" ?
Plus ou moins inspirée de la famille Murdoch et de l'empire Fox, voici donc l'histoire - très peu vraisemblable, mais qu'importe ? - d'un patriarche implacable qui, à force d'avoir piétiné, méprisé et même détruit ses enfants, affronte leur haine - plus ou moins assumée - et se trouve du coup devoir faire face en même temps à de graves soucis de santé et de business. Bien : rien à redire dans le fond à cela, puisqu'il s'agit de rejouer - comme tout le monde l'a logiquement reconnu - les luttes fratricides et parricides de "Game of Thrones" tout en dressant un "portrait sans concession" (mais absolument pas sans complaisance, on l'aura vite compris) des monstres qui régissent notre existence et du pouvoir de l'Argent à la fin des années 10.
En choisissant l'impressionnant Brian Cox, parfait comme toujours, pour le rôle central de l'objet de toute les haines, la série mettait une sérieuse option sur l'excellence, mais la quasi totalité des autres choix "artistiques" contrebalance lourdement la justesse de ce casting. Car comment justifier ce scénario nourri d'invraisemblances bien commodes, ces personnages monolithiques dans la caricature et surtout, cet acharnement à ne montrer que haine, laideur et surtout bêtise stratosphérique ? Comment accepter par là-dessus ce choix d'un filmage perpétuellement instable avec ces mini-zooms de recadrage sur les personnages qui donnent franchement envie de hurler au bout de 3 épisodes ? Ce qui aurait constitué sans doute une vraie réussite dans un film de 2 heures, qu'on aurait pu juger comme "radical" et d'une méchanceté "réjouissante", tourne progressivement à l'épreuve, surtout si l'on commet l'erreur de se livrer au bingewatching de "Succession". Car l'accumulation insensée de situations ridicules, de comportements déviants ou absurdes, de dialogues cruels ou d'une bêtise abyssale, fait certainement sourire, voire franchement rire, et peut même fasciner, mais la quasi-absence de mise en perspective politique (même si l'on peut admettre que Gil est une représentation pertinente jusqu'à un certain point de Bernie Sanders...) et surtout de changement de ton finit par ruiner la crédibilité de la série.
Cette peinture, finalement terriblement superficielle, d'un monde que l'on aime tant haïr et mépriser nous en apprend peut-être plus sur nous-même, sur notre goût pour le voyeurisme, sur notre fascination indicible pour l'abjection, que sur le fonctionnement du Pouvoir. Pire, en nous ressassant à longueur d'épisodes combien ces "Riches et Puissants" sont malheureux et aussi ineptes et ridicules que nous, et donc plus à plaindre qu'à craindre ou détester, "Succession", loin de dénoncer quoi que ce soit n'agit-il pas, exactement comme "Dallas" et "Dynasty" en leur temps, comme un calmant suprême vis-à-vis de nos dernières velléités de rébellion ?
[Critique écrite en 2020]
Saison 2 :
En poursuivant dans le même registre que la première saison de "Succession", Jesse Armstrong et ses scénaristes ne prenaient guère de risques, mais détruisaient aussi leurs chances de transcender réellement les limites de ce petit jeu de massacre, dont l'intérêt se restreint finalement à capturer l'intérêt du spectateur sur le mode : "mais jusqu'où vont-ils aller dans l'abjection et la stupidité ?".
Pourtant, il est indéniable que quelque chose de légèrement plus consistant se cristallise cette fois : est-ce le fait que le "business" conduit par la famille Roy devient un peu moins abstrait, avec une ébauche de réflexion sur les médias, leur rôle, leur fonctionnement, leur évolution ? Ou plutôt que certains épisodes atteignent pour la première fois une véritable pertinence politique, comme celui - qui constitue à mon sens le sommet à date de la série - de la rencontre avec une puissante famille démocrate, rencontre qui met encore plus en évidence et les dysfonctionnement du clan Roy, et le cynisme inhumain de leur approche du pouvoir capitaliste ? Ou bien surtout la profondeur qu'a acquis avec son effondrement progressif dans la lâcheté et les drogues le personnage de Kendall, qui échappe finalement à la caricature générale ?
Grâce à une interprétation très fine de Jeremy Strong, apparaît peu à peu devant nous la vérité d'un homme dévasté par le manque d'amour de ses parents monstrueux, dépassé par les conséquences - risibles ou dramatiques - du moindre de ses actes, victime pitoyable de l'infinie perversité des jeux de domination de son père. L'identification du téléspectateur devient enfin possible, un soupçon d'empathie peut venir humaniser une série qui fonctionne toujours trop mécaniquement - et non sans efficacité - à la manière d'un jeu de massacre systématique. Le dernier épisode, celui de la révolte et du meurtre du père, marque-t-il enfin le début d'une libération, d'un retour à la vie, ou bien n'est-il qu'un simple twist scénaristique malin que la troisième saison effacera, un cliffhanger obligé et hypocrite ?
Il va nous falloir poursuivre la série pour le savoir...
[Critique écrite en 2020]
Saison 3 :
Cette troisième saison de "Succession", la série sur les gens qu'on aime le plus haïr et mépriser, et qui, quelque part, nous venge de ne pas être nous-mêmes milliardaires et tous puissants (puisque nous sommes, nous, tellement plus intelligents et gentils que les membres de la famille Murdoch... pardon, Roy !), commence très mal. Et continue encore plus mal. En ne faisant pas grand chose d'intéressant de la rupture consommée à la fin de la seconde saison entre Kendall et le reste de la famille, puis en alignant plusieurs épisodes qui semblent répéter ad nauseam les mécanismes déjà amplement mis en œuvre lors des deux premières saison, la déception, et même par instants, l'ennui sont au rendez-vous. Même si le propos de Jesse Armstrong et de ses scénaristes reste terriblement pertinent (on pense particulièrement à cet épisode où les Roy soutiennent un candidate à la Présidence d'extrême-droite, qui leur semble le plus à même de favoriser leurs intérêts financiers...), on a l'impression que "Succession" ronronne un peu paresseusement.
Et puis voilà que tout bascule, au septième épisode, terrible description de la solitude extrême d'un homme "au sommet" réalisant lors de sa fête d'anniversaire des plus "bling bling" l'horreur de son existence (Jeremy Strong y est formidable !). Et arrivent les deux dernières épisodes de la saison, sans doute les deux meilleurs de toute la série. Le basculement radical de la situation de la famille survient avec une brutalité qui pourrait être qualifiée de "twist scénaristique", s'il n'était au contraire d'une pure et simple logique par rapport à tout ce qui a précédé. Et ce basculement s'accompagne d'une redéfinition profonde des rapports entre tous les membres de la famille, transformant la fin de la saison en tremblement de terre, dont même le spectateur ne sort pas indemne.
De la pure magie.
[Critique écrite en 2021]
Saison 4 :
On a eu tendance à oublier, au fil de 3 saisons aussi malsaines que réjouissantes, que si le titre de la série HBO Succession était… « Succession », c’était qu’un jour il faudrait bien que Logan Roy, le patriarche, passe l’arme à gauche, pour que la bataille pour sa succession entre ses quatre enfants s’engage réellement. Dans cette quatrième et dernière saison, même si certains ce sont déclarés surpris par le troisième épisode (Connor’s Wedding, curieusement le moins pervers de toute la série), on y est enfin, au cœur du sujet, celui de la bataille finale entre Kendall (Jeremy Strong, très remarqué jusque-là pour sa brillante interprétation d’un véritable lâche), Roman (Kieran Culkin) et Shiv (Sarah Snook). Et ça fait mal, très mal. Encore plus mal que tout ce qui a précédé.
Des amis nous disent adorer l’outrance « monty pythonesque » de la série, qui accumule depuis son premier épisode des comportements déviants, des déploiements aberrants d’imbécilité, et transforme la méchanceté en un immense spectacle quasi métaphysique. Nous avons dû leur rappeler que la famille Roy est directement inspirée de la famille – bien réelle – des Murdoch, dont l’empire médiatique a rabaissé de plusieurs niveaux la qualité des news au niveau global, et qui a joyeusement fait le lit des réactionnaires, voire de l’extrême-droite chaque fois que ça a été possible. Nous aurions pu leur confirmer – mais nous auraient-ils cru ? – que le comportement abject qui est celui de tous les membres du Comité de Direction de WayStar est tout à fait comparable avec ce que l’on observe au sein des grands groupes internationaux, et que les Français ne sont d’ailleurs pas en reste quand il s’agit de cirer des pompes, de « faire de la lèche », de sacrifier tous leurs principes moraux, et de maximiser leur collusion avec le pouvoir politique. Non, Succession n’a rien d’une fiction, elle nous montre simplement une réalité terrifiante – un véritable empire du Mal contemporain – que nous n’osons pas admettre.
Au-delà de ce fameux troisième épisode et de la foudre qui a frappé la population globale des téléspectateurs, cette quatrième saison nous offre du lourd, du très lourd : les trois derniers épisodes sont tout simplement extraordinaires, et nous permettent d’affirmer sans crainte de nous tromper que cette quatrième saison est la meilleure de toute, et que l’équipe de Jesse Armstrong a réussi ce que toute grande série rêve de faire, se terminer « en beauté ». America Decides (Episode 8) décrit avec une lucidité cruelle comment la recherche de l’audimat et les arrangements personnels entre la direction des médias et les politiciens fait le lit des extrémistes. Church and State (Épisode 9) nous offre une succession de scènes bluffantes, donc l’incroyable cérémonie d’enterrement du patriarche, alors que les manifestations sèment le chaos dans les rues de New York. Et With Open Eyes, sorte de mini-drame à lui seul, nous offre en une heure et demie la description parfaite de l’effondrement d’une famille, où, malgré une dernière tentative de réconciliation, les intérêts personnels auront raison des derniers liens fraternels. Et le vainqueur final de toute cette histoire – celle de l’acquisition du groupe WayStar par la société GoJo – n’est certainement pas celui sur lequel on aurait parié.
On a assez peu parlé de la qualité et de l’intelligence de la BO de la série, signée Nicholas Britell, et en particulier de son thème principal, qui semble triompher de manière particulièrement sinistre en accompagnant les dernières images d’une série qui a constamment oscillé entre tragédie classique et comédie : cette musique, sombrement romantique que l’on a appris à aimer en laissant défiler le magnifique générique de la série, est jouée sur un piano légèrement désaccordé, et à l’image des tentatives pitoyables des personnages d’exprimer de l’amour et de la satisfaction – deux sentiments à jamais inaccessibles pour eux – feint en permanence de monter vers l’extase. Elle continuera à nous obséder longtemps après qu’on ait contemplé les décombres de la Famille Roy…
Il faut enfin souligner comment, une fois disparu de l’écran le génial Brian Cox, c’est Kieran Culkin qui ramasse la mise au milieu d’un casting comme toujours impeccable : dépassant – enfin – la vulgarité et la provocation tous azimuts qui a caractérisé la plupart du temps le personnage de Roman, dans un rôle mieux écrit sans doute, plus complexe aussi, Culkin est tout simplement brillant.
Oui, la parade monstrueuse se termine, et si la nausée a été omniprésente au cours de ces huit épisodes, il faut bien avouer qu’on regrettera le spectacle extrême offert par la Famille Roy.
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/06/06/hbo-succession-saison-4-un-paroxysme/