On reconnait généralement une série médiocre, ou franchement mauvaise, à ce qu'elle peut se résumer tout entière en une phrase. Dans quelques cas, beaucoup plus rares, celle-ci ne dit au contraire presque rien d'une fiction qui déborde de tous les côtés le cadre trop étroit de la télévision. Qu'a-t-on dit une fois que l'on a expliqué en deux lignes Oz ou Les Soprano ? Rien. Que manque-t-on lorsqu'on dit que The Wire est une série policière suivant une équipe d'enquêteurs de la police de Baltimore lancés sur les traces des trafiquants de drogue de leur ville ? A peu près tout.
David Simon, le créateur de The Wire, n'est pas un scénariste de formation, mais un journaliste. Il cultive avec l'ancien policier Ed Burns, le chef-d’œuvre The Wire, présenté ouvertement comme une fiction, empruntant des dizaines d'années d'expérience, au niveau du journaliste comme du policier. Et surtout, faisant exploser un à un tous les codes de cop show télévisé, à la manière d'un NYPD Blue ou d'Homicide poussé jusqu'au bout de sa logique réaliste.
Série chorale jusqu’à l’extrême, The Wire n’a finalement qu’un seul personnage principal : la ville de Baltimore. L’inspecteur Jimmy McNulty qui ouvre et conclut la série, du premier prégénérique jusqu’au dernier plan, semble un temps destiné à jouer ce rôle, mais il est très vite noyé dans le grand nombre de personnages disposant d’un temps important à l’image, y compris pour des séquences qui ne relèvent pas de l’arc principal de la série, et qui ne sont donc là que pour les « étoffer ». Tous les personnages semblent pratiquement traités sur un plan d’égalité, que ce soit du côté des forces de l’ordre que du côté des criminels, des politiques ou du système judiciaire. L’action semble se dérouler indépendamment du découpage en épisodes et la notion d’actes au sein de chaque épisode ne correspond plus à rien (rappelons que The Wire est diffusé sur HBO, chaine payante donc dépourvue de pub durant ses fictions). Même si les épisodes ne sont pas tous écrits par les mêmes scénaristes, David Simon s’y taille bien entendu la part du lion mais on remarque également, le temps de quelques épisodes, des signatures prestigieuses dans l’univers du roman noir comme celles de Dennis Lehane ou George Pelecanos, l’impression qui ressort du visionnage d’une saison est celle d’un immense film de douze ou treize heures, bien plus que celle d’une série télé.
La volonté de David Simon était d’exposer le système non seulement criminel, mais global, qui préside aux destinées des habitants de Baltimore. Chaque saison tente de décrire une facette de ce système.
La première est sans doute la plus proche des cop shows traditionnels (le génie de l’écriture et des dialogues en plus) : elle s’attache au fonctionnement du trafic de drogue (« the game ») dans un quartier défavorisé de Baltimore, dominé par un caïd « à l’ancienne », Avon Barksdale, et son bras droit, Stringer Bell. Afin de remonter leur piste à partir de la rue, une unité disposant de capacité d’écoute est mise sur pied, malheureusement très hétérogène, grevée par des éléments peu compétents et, surtout, par le manque criant de moyens.
Le demi-succès (donc le demi-échec) de la première opération a provoqué l’éparpillement des membres de l’unité d’écoute. Celle-ci se reforme cependant progressivement après la découverte des corps de treize immigrées clandestines dans un container sur le port de Baltimore, les trafics qu’il abrite, et ouvre également l’intrigue sur les sphères supérieures (internationales) du trafic de drogue. C’est aussi une implacable illustration de la lente agonie de la classe ouvrière.
La troisième saison est une saison de transition, avec d’une part l’apparition d’une dimension proprement politique, grâce au personnage de Tommy Carcetti, candidat blanc à la mairie de Baltimore (ville majoritairement afro-américaine), décidé à « faire le ménage » dans une administration corrompue ; avec d’autre part la chute de l’empire Barksdale, qui voit la quête de légitimité et d’honorabilité de Stringer Bell (lequel tente de blanchir l’argent de la drogue dans des opérations immobilières) contrariée par la sortie de prison de son ancien numéro 1, mais surtout par la montée en puissance d’un nouveau venu, Marlo Stanfield, absolument dépourvu de tout scrupule et de tout code de l’honneur.
La quatrième saison, verra l’emprise de Marlo Stanfield sur le trafic de drogue s’élargir de plus en plus, tandis que Tommy Carcetti, élu maire, se heurte aux réalités de son mandat et s’enferme dans les compromissions.
La cinquième saison, enfin, fait en partie le procès du fonctionnement vicié des médias, tandis que Jimmy McNulty se révèle prêt à tout, y compris à transgresser la loi, pour obtenir de sa hiérarchie les fonds et les moyens nécessaires pour enquêter sur les activités criminelles de Marlo Stanfield.
Le constat dressé par David Simon est celui d’une société névrosée, étouffante, qui condamne ses membres les plus défavorisés et protège les plus riches. « The King stays the King. » Exemplaire de non-manichéisme, elle développe des personnages charismatiques dans tous les milieux qu’elle décrit : les criminels, bien entendu, dont certains sont parfaitement inoubliables, les « gens de la rue », drogués, victimes ou témoins, jamais schématiques ou translucides, les forces de l’ordre, déchirées par les contingences de leur métier, le manque de moyen, le carriérisme et enfin par l’entre-deux fascinant que représente Omar Little, criminel qui ne s’attaque qu’à d’autres criminels, charismatique jusqu’à en redéfinir le terme. Le principe fondamental est celui, cyclique, de l’éternel recommencement : lorsque chute un caïd de la drogue, c’est pour être remplacé aussitôt ; la jeune génération reproduit les mêmes schémas que ses ainés, même si le contexte n’est pas tout à fait équivalent. Comme le remarque un policier, la guerre contre la drogue n’est pas vraiment une guerre, car les guerres, tôt ou tard, ont une fin. L’image que la série renvoie de la société américaine n’est bien entendu pas reluisante, le maire de Baltimore a d’ailleurs dénoncé, assez ridiculement, la mauvaise publicité faite à sa ville.
Ce que cette critique ne peut pas dire, mais seulement évoquer, est l’effrayante qualité d’écriture de The Wire. Tenir les fils de tant de personnages si complexes, si fouillés, en évitant parfaitement le piège du manichéisme, représente un tour de force. Parvenir, par moments à être aussi drôle dans un univers aussi noir n’est pas moins admirable. Jamais parfaitement blanche, jamais parfaitement noire, toujours dans les teintes de gris, la série déborde de scènes d’anthologie, et chaque spectateur peut sans aucun doute en citer plusieurs qui l’ont marqué durablement : D’Angelo Barksdale apprenant à deux jeunes dealers les règles du jeu d’échecs (et, à travers elle, celle du game proprement dit) ou les inspecteurs McNulty et Moreland résolvant une série de crime en n’utilisant que deux mots durant toute la séquence (« fuck » et « motherfucker ») dans la saison 1, la spirale meurtrière dans laquelle se retrouve pris Ziggy Sobotka, l’ultime confrontation envers Franck Sobotka et le Grec à la fin de la saison 2, les multiples apparitions d’Omar Little (« Omar’s coming, yo ! »), et ses face-à-face avec le tueur à gages Brother Mouzone dans la saison 3, les interrogatoires menés par Bunk Moreland, McNulty écoutant les conclusions d’un profiler du FBI sur le faux tueur en série dans la saison 5… Et encore, je n’ai fait que citer des exemples n’impliquant pas vraiment de spoilers. Je ne connais pas d’autres séries pouvant se targuer d’une telle richesse, pouvant être visionnée plusieurs fois en révélant chaque fois de nouvelles finesses, comme un grand film ou un grand roman.
Il est inutile d’espérer épuiser en milliers de mots, comme ici, la matière de The Wire, ni même de se prétendre une introduction. The Wire est la série la plus intelligente, la mieux écrite, la mieux interprétée, la plus riche en leçons (tout en étant la moins moralisatrice), la plus drôle par moments, la plus tragique par d’autres, de tout ce qu’a pu produire la télévision américaine en cinquante ans d’existence. Pourtant elle n’a été que très peu regardée lors de sa diffusion sur HBO et sans cesse menacée d’annulation, a été ignorée par les jurys des Emmy, Golden Globes ou autres récompenses prestigieuses (à l’exception d’un Peabody Award), est toujours à peu près inconnue du grand public en France (diffusions sur Jimmy puis sur France Ô), seuls les critiques et les gens l’ayant vue s’accordent à la louer.
Tant pis, persistons et signons : The Wire justifie à elle seule que l’on regarde des séries télévisées, que l’on considère ce type de fiction comme adulte et digne d’être étudié autant que d’être apprécié comme divertissement. Le meilleur des séries policières allié à une fresque sociale d’un réalisme et d’une puissance métaphorique incomparables : un incontournable, purement et simplement.