Je suis très embêté. J'ai mis une très bonne note à cette série, et pourtant je vais écrire une critique négative. Mais elle sera négative pour une bonne raison. Enfin j'espère.
J'ai jamais vraiment aimé les séries à part celle-là. Pas de faux suspense à la Walking Dead ou à la Game Of Thrones, où en fin d'épisode, tout est fait pour nous donner envie de brancher le suivant, comme la dose d'un drogué qui n'est que le moyen de désirer, et donc de consommer, la prochaine. Avec The Wire, les intrigues rebondissent, se répondent, se mêlent nécessairement mais, paradoxalement, avec cette impression de hasard ; la faute, pour le premier point, à un système global où chaque individu n'a de valeur que par les relations qu'il entretient avec tous les autres, et pour le second point, aux différentes vies, vécues de l'intérieur et de manière forcément singulière, par ces mêmes individus qui se retrouvent donc, comme nous tous, subissant et perpétuant le système, en même temps pions et moteurs de la machine sociale.
Et là on touche au problème. Et je suis de nouveau très embêté pour le formuler.
Disons que The Wire a le défaut de sa qualité : son "réalisme".
Avec ses anthropologues, ses sociologues, ses policiers, journalistes, professeurs qui ont aidé à la réalisation - avec ses deux créateurs, ancien flic et ancien journaliste - cette série a l'ambition d'être réaliste, plausible, sans pitié, non-manichéenne et je passe tous les autres adjectifs qui qualifient cette foutue merde qu'on nomme réalité.
Mais il manque quelque chose. Je dirai que ce quelque chose m'empêche de considérer cet objet comme une belle œuvre d'art. Je n'y vois pas de beauté. J'y vois un travail admirable de lucidité s'agissant du phénomène social. Mais, trouver une œuvre belle (même par moment, même un seul et minuscule instant), c'est avoir l'impression bizarre que le créateur, et le spectateur en le percevant, sont plus que des hommes. L'art véritable, c'est celui qui nous donne le sentiment - et qu'est donc l'émotion esthétique si ce n'est ça ? - d'être plus qu'un homme. Or dans "The Wire", il n'y a que des hommes. Des hommes, qui ne construisent rien, ou plutôt qui construisent quelque chose voué, dès le départ, à être détruit par un individu placé malgré lui dans une position antagoniste.
Et cette impression se déplace des personnages aux créateurs : eux aussi donnent le sentiment de n'avoir rien construit. David Simon, Ed Burns : vous n'avez rien construit. Vous n'avez fait que décrire, d'une manière incroyablement exhaustive et précise une ville des États-Unis engluée dans ce bordel fantastique qu'est le réel, où les plus beaux sentiments côtoient les plus vils, où un même individu est indifféremment tueur, sauveur, tué, victime - se félicitant d'appeler l'ambulance après avoir tiré dans le tas. A l'image des personnages, fictifs mais pourtant si réels, les créateurs de la série ne font qu'agir de la manière la plus passive face à un monde qu'ils n'ont même pas le courage de juger.
Vous n'avez pas créé une belle œuvre d'art, car en imitant trop le réel, en poussant l'analyse si profondément jusqu'à mettre à nu sa structure générale, vous en avez asséché toute la beauté. Vous avez produit un désenchantement, où chaque initiative individuelle (et a fortiori le système dans sa globalité) se croyant parfois bonne, perd toute sa superbe par le fait même de montrer sa dépendance structurelle avec toutes les autres ; entreprise géniale et à bien des égards tout à fait louable pour une série télévisée - mais belle, non cela n'est pas possible, au sens propre comme au sens figuré.
Il s'agit plus d'un vrai-faux document scientifique qu'on pourrait envoyer dans l'espace, en guise de service rendu à l'Univers, avec l'espoir de montrer à un être vivant ce qu'il ne faut pas faire quand on veut vivre avec ses congénères.
Oui, envoyons ça hors de la surface du globe, comme une des nombreuses manifestations accomplies du génie humain ; le fait tragique de créer, de se nourrir, de subir, de désirer et de souffrir du paradoxe fondamental, de la plus grosse de toutes les contradictions, source de tous les problèmes car problématique en elle-même : la vie sociale.
Mais regardons quand même The Wire. Regardons-là, à condition de l'oublier aussitôt.
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