New York City, Manhattan, 42nd Street, mais ce n'est pas la ville, pas la rue que l'on connaît. C'est celle qu'on ne connaîtra jamais, celle des années 70 puis des années 80. La série se concentre sur cette rue que l'on surnomme alors à l'époque the Deuce, réputée pour ses cinémas de seconde zone projetant des films pornographiques et ses prostituées battant le pavé.
On pourrait penser que cette rue est le personnage de la série, à part entière, reconnaissable à ses néons colorés, ses boîtes de nuit et ses bars dont la musique soul jazzy s'échappe. La série serait alors l'histoire de cette rue à trois moments différents (1971, 1977, 1984) chaque saison immortalisant une époque particulière de la vie d'un quartier, du quotidien de ses habitants aux mœurs bien différentes, alors que la prostitution n'a pas été encore repoussée dans la périphérie des villes et que les établissements sont encore fumeurs. Mais the Deuce donne aussi à voir les enjeux politiques d'une époque alors que chacun porte l'étendard de ses intérêts et de ses convictions. A la manière d'une fresque historique, c'est alors la lutte contre le Vietnam, la légalisation de la pornographie, le sida se répandant comme une traînée de poudre, la réhabilitation de New York et la gentrification qui l'accompagne, qui nous sont montrés. C'est une atmosphère particulière, détonnant largement avec la réalité que nous connaissons dans les grandes métropoles, d'où nous avons expulsé cette pauvreté que nous ne saurions voir ainsi que tout ce qui portait atteinte aux bonnes mœurs. On retiendra alors la précarité de ce monde où l'homme est un loup pour l'homme, (ou pour être plus raccord avec l'esprit de la série : où l'homme est un loup pour la femme), mais aussi peut être plus simplement une ère particulière, avec sa mode vestimentaire, musicale... Les réalisateurs de la série mettent ainsi un point d'honneur à restituer la réalité d'une époque, aussi bien dans ses décors que dans son ambiance – on ne peut que saluer la qualité de la bande son reprenant scrupuleusement les tubes de ces années (Al Green, Otis Redding, the Velvet Underground, David Bowie, Iggy Pop, Blondie, T. Rex...)
Mais ce n'est pas que l'histoire d'une rue. David Simon, le scénariste de The Wire, célèbre pour sa capacité à composer des identités dramatiques et touchantes pour ses acteurs, n'a pas failli à sa réputation dans the Deuce. C'est toute une galerie de personnages reliés les uns aux autres qui évoluent et font vivre ce quartier de New York. Si l'on ne peut s'arrêter sur chacun, on ne manquera pas de relever le barman Vince (James Franco) bourru mais charismatique, luttant pour garder ses valeurs intactes bien que contraint de vendre son âme à la mafia italienne new-yorkaise. Parmi les nombreuses prostituées que nous suivons, toutes vivent sous la coupe de mac (les pimps), toutes sauf Eileen (Maggie Gyllenhaal) qui a toujours refusé la ''protection'' qu'on lui proposait et qu'on tentait de lui imposer. Son évolution qui la porte au sommet de la réalisation de films, nous entraîne à sa suite dans l'industrie de la pornographie, alors encore à ses balbutiements. The Deuce c'est aussi l'histoire de la légalisation de la pornographie, de la prise de conscience au début des années 70 que la justice des moeurs ne pénalise plus, ou plus comme avant, la pornographie. Les personnages de notre série – prostituées, macs, réalisateurs et acteurs porno, barmans, policiers, militants, acteurs publics – dans leurs interactions, leurs relations et leurs confrontations racontent la plus passionnante des histoires. Une histoire engagée, une histoire d'identités qui se perdent pour mieux se retrouver, une histoire de rédemption où les âmes égarées finissent par retrouver leur chemin, mais aussi une histoire dramatique qui a toujours le même goût amer.
Peut être que c'est ça, the Deuce, c'est avant tout l'histoire de ces âmes que l'on aspire à voir s'en sortir. Mais la réalité c'est qu'elles ne se relèvent pas toujours des épreuves. The Deuce c'est pour finir l'histoire des injustices, de ceux qui les perpétuent et de ceux qui tentent d'y mettre un terme. Mais on ne peut se contenter de cette dichotomie, parfois ce sont ceux qui pensent le mieux défendre les intérêts des victimes présumées qui sont dans l'erreur, et alors on ne sait plus ce qui est juste. Au delà de l'intérêt pour cette époque, c'est cette question passionnante de ce que l'on doit faire de la question éminemment politique de la prostitution et de la pornographie, qui me fascine.
« Pour chaque prostituée qui croit maîtriser sa propre marchandisation, il y en a vingt qui la subissent, qui sont brutalisées par le système. Pour chaque actrice porno sous les feux de la rampe il y en a vingt qui sont abusées et mises au rancart. »
Réplique d'une militante anti-prostitution et pornographie.
Ce n'est pas une série accessible à tout public cela va de soi, pour autant je ne vois ni volonté d'érotiser, ni voyeurisme dans la manière dont elle montre la prostitution et l'industrie de la pornographie. C'est la réalité précaire de centaines de milliers de femmes, à laquelle il convient de réfléchir dès lors que l'on s'intéresse un tant soit peu à la condition humaine, peu importe nos convictions personnelles sur le sujet. C'est probablement l'une des réussites de la série : présenter tous les points de vue, refuser la simplicité d'un jugement tranché, ce sont toujours ceux qui ne défendent qu'une seule vérité, la leur, qui ont tort.
J'espère que vous trouverez autant que moi matière à vous passionner pour cette série qui offre la vision d'un monde disparu, ou tout du moins que l'on ne verra plus jamais sous cette forme, tout en nous donnant des clés pour penser notre présent.