Comment suggérer de s'intéresser à Très cher frère quand la moindre petite révélation pourra très vite gâcher le sentiment de découverte ? Sentiment qui fait le charme de tous ces personnages marquants qui évoluent dans cet univers !
Pour aller sans détour à l'essentiel c'est Ryoko Ikeda qui dans un langage dont elle seule a le secret nous parle de la petite bourgeoisie féminine d’un japon de la fin des années 80, en lui donnant des allures de France romantique du 19ème. Elle le fait à travers les yeux de l’innocente Tomoko Misoono. Un élégante jeune fille bien comme il faut, très convenable et très ingénue qui en rentrant dans la prestigieuse école de Seiran Gakuen fera la découverte d'un monde qu'elle ne connaissait pas. Celui de la jalousie, de la violence et de la haine. Ryoko Ikeda qui déjà dans Lady Oscar faisait preuve d'une certaine admiration (plus que de maîtrise) pour le réalisme balzacien s'y emploie de nouveau dans cette synthèse de drame romanesque.
Bon, ce qui fait la grande force de cette série c'est sans aucun doutes le développement des personnages. Une poignée de jeunes filles sur le point de devenir des femmes (sans même qu'elles s'en aperçoivent) et dont les parcours individuels vont brutalement s'entrechoquer. Le trait si caractéristique de la dessinatrice avec ses personnages aux corps fins et élancés venant renforcer l’accent ampoulée de cette tragédie. Les actions de chacune d’entre elles - soumises à l’implacable sentence de l’existence et du temps - vont enclencher les étapes décisives qui chambouleront leurs insouciantes vie juvéniles pour les mener jusqu'à leurs inévitables dénouements, c'est à dire aux portes de l'adultisme.
On n’a pas besoin de se forcer ni de s'infliger cette longue histoire car c'est un récit parfait qui dévoile sous nos yeux des péripéties certes pleines de théâtralité mais des plus passionnantes à suivre. Moi qui pensais en avoir marre de ce genre de sujets, Très Cher Frère vient me prouver qu'il suffit d'une narration propre et nette pour sublimer n'importe quelle histoire, même les plus classiques. Un vrai exercice de réalisme appliqué auquel s’adonne avec une remarquable finesse l’auteur de ce manga.
Tout le développement relationnel de ce petit cercle borné au lycée Seiran et ses environs (mais représentatif d’une totalité plus large) va dénoncer la dimension antagonique du désir et de son rapport à la violence.
De la petite fille naïve en admiration devant la femme émancipée c’est tout un processus dialectique de renversement contraire, jeu des doubles/rivaux qui finalement aboutira à l’engendrement du même. A l’accouchement des contraires qui se complètent dans leurs conflictualités pour en définitive conclure la boucle par un revirement cathartique. La petite naïve devient jeune adolescente modèle opposée à la femme libérée. Cette dernière passant de figure féminine exemplaire à mégère jalouse.
Sans doute de manière accidentelle et en dépassant les aspirations premières de sa créatrice, cette œuvre - en parallèle à sa vocation première de programme télé - fait doublement office d’objet de loisir pour les jeunes adultes japonais et d’une démonstration substantielle et concrète de la rivalité mimétique.
Faut rappeler aussi que cette série télé absolument extraordinaire, avait comme un paquet d'autres été acheté par TF1 pour une diffusion au Club Dorothée, mais fut très vite déprogrammée à cause de son ton (et de ses thèmes) pas du tout adaptés et en décalage avec le public visé. Même aujourd’hui c’est-à-dire 3 décennies après cette première tentative et dans un contexte décomplexé à outrance rien ne garantit que ça passerait. En conséquence elle souffre d'une méconnaissance indue mais profite en échange d'une VF pas honteuse qui se balade quelques part sur la toile.
En claire c'est 39 épisodes qui en paraissent 10 ou 20 de moins - tellement leurs visionnages semblent raccourcis par la haute qualité de l'ensemble - que nous propose ici la Tezuka Production. Un manga animé bouleversant qui lorsqu'on en mesure la contenance nous fait comprendre pourquoi près de 30 ans avant ces lignes, il est le seul ou Dorothée en personne était venue tête baissée au JT du soir présenter ses excuses devant la France entière pour avoir osé diffuser cet outrage japonais.