Note : critique & notation des 2 saisons originales, qui n'intègrent donc pas l'épouvantable saison 3.


1991.
L'antenne médiatique française de Silvio Berlusconi, plus connue jusqu'ici pour ses frasques populo-raccoleuses que pour son bon goût et la qualité de sa programmation, diffuse l'air de rien une curieuse série policière nommée Mystères à Twin Peaks, sans doute alléchée par le parfum de succès venu d'outre-Atlantique.


Seule et unique caution d'une promotion qui tournera assez court, la série étant rapidement déplacée dans la case poubelle du vendredi soir, le nom de David Lynch est alors sur toutes les lèvres. Etonnement général : le prince du non-sens ésotérique, l'auteur d'Eraserhead, devenu le chouchou de l'intelligentsia depuis Blue Velvet (qui fait d'ailleurs figure de véritable brouillon de la série) débarque sur le petit écran, et s'acoquine pour l'occasion avec un dénommé Mark Frost. Un inconnu, dont le seul réel titre de gloire est d'avoir co-créé avec Steven Bochco la série policière Hill Street Blues.


Sacrilège, Lynch ose s'intéresser à la télévision, ce média de la médiocrité par excellence, royaume de la publicité pour la lessive et des jeux pour ménagères de moins de cinquante ans. Un "auteur" s'invite dans la petite lucarne où, tel un laborantin un peu fou, il met au point avec son comparse un cocktail totalement unique de soap opéra, de feuilleton policier, de comédie, de sitcom, de science-fiction, d'ésotérisme, bref, de tout ce qu'il est alors de bon ton de détester.



Freshly squeezed



Remarquée par quelques critiques conscients qu'une petite révolution est en marche, Twin Peaks prend rapidement ses aises, sans jamais vraiment devenir un véritable succès public. C'est aux Etats-Unis que la série a le mieux fonctionné, au moins du temps des premiers épisodes, avant qu'ABC ne décide elle aussi de lui attribuer un horaire et un rythme de diffusion kamikazes, la tuant à petit feu faute d'audience, non sans que Lynch ait pu clôturer sa symphonie télévisuelle par un finale qui traumatise encore ceux qui l'ont découvert à l'époque.


Trop tard, le culte est né. Ici comme là-bas, Twin Peaks a marqué au fer rouge tous ceux qui l'ont découvert à la télévision, au point que plus de vingt ans après sa sortie (tempus fugit), les souvenirs sont toujours aussi vivaces, sans doute embellis par nostalgie mais toujours aussi précieux. On se remémore, on partage. Et si la télévision a depuis déversé son cheptel d’œuvres "cultes" qui fédèrent elles aussi des communautés enthousiastes, si les séries ont indubitablement fait leur mue pour offrir presque autant que les plus grands films de cinéma, Twin Peaks garde une place à part, sans doute plus que toute autre série, et ses ambiances et son atmosphère habitent de manière indélébile ceux qui se sont laisser happer.



Where we're from, the birds sing a pretty song... and there's always
music in the air.



A quoi tiens le miracle Twin Peaks, série perpétuellement en équilibre entre le grotesque et le génial, l'effrayant et le drôle, le noir et l'aveuglant ? Souvent décrite comme un objet télévisuel non identifié, la série de David Lynch et Mark Frost est pourtant un feuilleton en apparence dans la norme. Des intrigues à l'eau de rose, quelques moments outrageusement comiques, des dérives fantastiques somme toute assez raisonnables. Sauf que, quelles que soient la cadence ou l'ambiance des scènes, jamais ses auteurs ne portent un regard méprisant sur les genres qu'elle aborde. Bien sûr l'ironie n'est jamais bien loin - voir la fausse série dans la série, le soap improbable Invitation to Love, qui agit comme un miroir déformant sur les péripéties des protagonistes.


Les moments de soap sont totalement naïfs et parfois même totalement cul-cul la praline. Ils restent sincères, remplis de cette pureté et de cette naïveté que Lynch affectionne malgré son goût apparent pour la provocation et le clinquant de la violence. Le fantastique est accueilli dans sa globalité, on y mord à pleine dents sans jamais chercher à rationaliser. Bien sûr le "mystère Laura Palmer", la découverte progressive des secrets de chacun des habitants, et plus généralement l'intrigue policière forment le ciment, la base. Un compost fait de diverses strates sur lesquelles viennent se greffer de multiples excroissances stylistiques ou narratives insolites et déjantées.



The Bookhouse Boys



Car il faut bien dire que Lynch, Frost et leurs multiples scénaristes ne s'interdisent rien. Et c'est bien dans cette façon candide de mélanger les genres, d'alterner par exemple une scène de comédie qui vous laisse un sourire aux lèvres avec un flashback d'une noirceur terrifiante, que s'installent progressivement la déviance, l'agréable malaise. L'aseptisé se teinte d'un voile de perversion, les personnages en apparence uni-dimensionnels - on est dans une série américaine, après tout, et la grande révolution post HBO n'a pas encore eu lieu - se fêlent, se craquellent. Doucement, ils sont envahis par le poison de la haine ou par les racines de la folie, l'incongru fait son apparition dans le standardisé. De banale, l'oeuvre devient géniale.


De l'avis de tous, la première saison de Twin Peaks est la meilleure, plus courte et donc plus ramassée que la seconde. Infiniment mieux structurés, les huit épisodes sont dans leur ensemble brillants, inspirés, originaux, servis par une photographie superbe (du cinéma sur petit écran, là encore assez inédit à l'époque) et par la musique jazzy, éthérée et mélancolique d'Angelo Badalamenti, qui a elle seule compte pour un personnage. Bien sûr, difficile de parler de Twin Peaks sans évoquer son magnifique épisode pilote, à qui échoit la lourde tâche d'introduire une palette de personnages hauts en couleurs, et de semer les graines des futures intrigues qui occuperont les couch potatoes dans les semaines qui suivent. Volontairement lent, pour ne pas dire indolent, parfois, l'épisode est l'occasion pour Lynch d'expérimenter, déjà, avec les codes et de détourner l'attention.


L'arrivée de Dale Cooper à Twin Peaks et surtout la découverte, par ses collègues de classe, de la mort de Laura Palmer, restent des moments uniques de télévision. De l'émotion pure dans une économie de mots qui force le respect, et des larmes noyées une fois de plus dans le synthé volontairement sirupeux du thème de la défunte, nappe gluante et ténébreuse qui hantera régulièrement les épisodes depuis la découverte du corps froid de Laura Palmer, enveloppé dans du plastique, jusqu'à la confession déchirante de son assassin - mais ça, ça sera pour plus tard.



It is happening again



Absent du premier épisode (celui qui suit le pilote), Lynch reprend la main dès le second et s'affranchit une fois de plus les dogmes du feuilleton du samedi soir pour toucher au sublime. C'est véritablement à ce moment que la série décolle, et devient cet objet jouissif et totalement unique, résolument à part. On songe bien évidemment à cette scène de rêve, à cette phrase géniale qui clôt 45 minutes de pur bonheur : "Je sais qui a tué Laura Palmer". Un leurre de plus, puisque nous ne le saurons évidemment pas tout de suite. Dans Twin Peaks comme dans la future série de Chris Carter, X-Files (autre jalon télévisé qui doit tant à la création de Lynch et Frost) chaque mystère qui semble se résoudre se révèle être un gouffre, une porte vers de nouvelles ramifications obscures, où les hiboux, les bûches et les magazines échangistes (sic) ont toute leur place.


Bientôt la série ne prendra même plus de gants, osant au premier degré les séquences purement oniriques, des "rêves éveillés" que l'on retrouvera des années plus tard dans des bijoux comme les Soprano ou Six Feet Under. Comme Dale Cooper, ce candide génial qui chamboule tous les codes sociaux par sa franchise et son ouverture d'esprit, et amène dans une petite ville en apparence bien tranquille un vent de folie qui laisse les personnages pantois, Twin Peaks abolit les limites et pervertit le confort des foyers collés au petit écran avec un univers fait de macabre, d'insolite et d'humour, qui n'a pour ainsi dire aucun équivalent à l'époque et n'en a toujours que très peu aujourd'hui


Et puis Twin Peaks, comme toute autre bonne série, d'ailleurs, ce sont aussi des personnages. Flic gaffeur, standardiste mutine, veuve cinoque, femme fatale, militaire psychorigide, loubard au grand coeur et autres jeunes filles devenant, à leur manière, des femmes. Des archétypes, des clichés fonctionnels, mais bien plus encore. Comme dans tout bon soap les couples se font et se défont, on se déteste, on s'aime, on se tue, on se ment - beaucoup, on se méprise. On prend surtout le temps de vivre, d'apprécier le goût d'un bon café ou d'une tarte aux cerises, comme les preuves d'une normalité excessive dans un monde devenu complètement timbré. Combien de fois le shérif Truman, interloqué par des visions de nains dansants, de cartes du Tibet, ou de géants prophétiques (ça c'est pour la saison 2), se pose finalement, en bon candide les mille et une questions qui taraudent un spectateur parfois complètement largué.



The world spins



La série n'est pourtant jamais totalement hermétique, faisant tout au contraire pour happer dans son univers le plus grand nombre de spectateurs, qui s'identifieront forcément à l'un ou l'autre des protagonistes, fussent-ils agent du FBI clairvoyant, traqueur indien fier de ses origines, ou notable local aux desseins plus sombres qu'un avenir climatique. Tous sont extraordinairement bien campés par des acteurs excellents, parfaits jusqu'au plus petites petites manies de leurs personnages.


On l'a donc déjà dit et il est de notoriété publique que si la première saison touche quasiment à la perfection il n'en est pas de même pour la suite. Les huit premiers épisodes, extraordinaires, éclipsent les autres en comparaison, malgré une saison 2 porteuse de nombreux moments géniaux (les mésaventures de Dale Cooper) de bijoux d'une noirceur peu commune. La découverte du vrai visage de Bob reste à ce titre un traumatisme, une séquence effrayante de sauvagerie, encore aujourd'hui. Une saison deux avec une demi-douzaine d'épisodes très dispensables, quelques uns à la limite du franchement nul, caviardée qui plus est d'intrigues secondaires navrantes, comme si la série était rattrapée par la médiocrité ambiante et perdait son âme à trop vouloir singer l'étrangeté lynchienne sans en comprendre l'essence.


De plus, double décennie oblige, certains effets ont atrocement mal vieilli et le rythme volontairement languissant des épisodes pourra rebuter ceux qui ont été nourris aux séries ultra-efficaces imposant un cliffhanger avant chaque coupure pub. Le mélange d'intrigues nébuleuses et de scènes d'un romantisme fleur bleue très premier degré pourra enfin décontenancer ceux qui ne jurent que par le cynisme actuel. Peu violente, sans action (les rares moment un peu spectaculaires sont d'ailleurs risibles), Twin Peaks n'a rien des séries modernes qui cherchent par tous les moyens à repousser les limites de la censure et de la bienséance.



I'll see you in 25 years



Elle avance à son rythme, doucereux, posé, à l'image de ce générique reposant qui coule tranquillement le long d'une rivière. Un feuilleton qui ne fait décidément rien comme les autres, truffé de plans en apparence inutiles et pourtant rigoureusement indispensables. Arbres sous le vent, montagnes embrumées, feux rouges éclatant dans la nuit, sapins pliants sous le vent dans un ciel froid et gris... Des images indissociables de l'incroyable atmosphère que distillent petit à petit les épisodes. Une ambiance à la fois accueillante et chaleureuse, vaporeuse et mélancolique, douce et morbide, et qui traverse chaque plan en leur donnant une texture unique.


Quiconque a vu la série dans son intégralité - et le film également, que l'on ne regardera qu'APRES avoir découvert les 23 épisodes - mesurera souvent le désarroi et la tristesse qui se dégagent de certaines séquences. Et Twin Peaks, comme l'ensemble de l'oeuvre de David Lynch d'ailleurs, de ne parler finalement que d'une chose : la perversion de l'innocence et de la beauté par des "forces du mal" tristement humaines, banales et quotidiennes.


Le néon d'une morgue qui clignote tel un stroboscope, un père assommé par la douleur qui danse de manière incontrôlable, une beauté de dix-huit ans qui fait des noeuds aux queues de cerises avec la langue, deux voyous aboyant dans leur cellule, un nain qui parle et danse à l'envers, une table couverte de donuts, un géant qui vient prédire l'avenir et parle d'un homme dans un sac qui sourit... Et, bien sûr, au milieu de cette cacophonie surréaliste, le cadavre d'une lycéenne, d'une nymphette au destin épouvantable dont la vérité n'a absolument rien du conte de fée de la middle class.


Bon voyage.

Prodigy
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le 31 mars 2011

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Prodigy

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