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Wonderful and strange / Atomic Fire Walk With Me – Intercourse between the two worlds


Wonderful and strange



Twin Peaks – Saisons 1 et 2, Mark Frost & David Lynch (1990-1991)


David Lynch commence déjà à bénéficier d'une solide réputation lorsqu'il se lance, avec le concours de Mark Frost, dans la création d'une série. Blue Velvet avait déjà permis de délimiter le projet cinématographique du cinéaste, dévoiler le mal qui se tapit derrière les belles façades des banlieues pavillonnaires et la prétendue modernité américaine consacrée par l'art (Warhol, Hopper...) et la publicité (Coca-Cola...). C'est le mythe du rêve américain que le cinéaste s'ingénie à démonter, et Sailor & Lula, tourné en même temps que Twin Peaks et qui lui vaut une Palme d'Or au moment de l'arrivée sur les ondes de la série, n'en est qu'une confirmation : à la Caroline du Nord proprette et rangée se substituent la Louisiane et le Texas. Territoires en apparence plus sales, mais tout autant source d'orgueil pour les Américains : ce sont le mythe de la conquête de l'Ouest, la musique noire et l'image du cowboy Marlboro qui sont convoqués. Lynch rappelle alors la présence du vaudou, l'aridité du désert et la concupiscence qui traversent ces paysages.


Twin Peaks est donc l'occasion de prolonger ces thèmes dans une autre région et via une autre forme d'art. La ville imaginaire est située dans l'État de Washington, à la frontière avec le Canada, au milieu des forêts et des montagnes. Il s'agit donc d'un décor moins hostile que Hot Tuna, peuplée d'habitants accueillants et garnies d'établissements chaleureux au milieu d'une nature luxuriante, mais tout de même plus sauvage que Lumberton : la localité doit par exemple une grande part de son économie à l'industrie du bois, indiquant que l'homme a ici dû dompter la nature, ce que rappellent les réminiscences indiennes se manifestant dans l'architecture. La vie à Twin Peaks est respectueuse des traditions et n'a pas encore été tout à fait gagnée par la modernité. L'action de déroule d'ailleurs en 1989, mais les costumes comme l'attitude de certains personnages font plutôt penser aux années 50, âge de prédilection pour David Lynch.


Le fait de pouvoir continuer l'intrigue sur plusieurs épisodes et donc plusieurs heures est quant à lui le gage d'un gain de subtilité : la survenue du mal ne sera pas aussi abrupte que dans Blue Velvet et le spectateur aura le temps de s'attacher aux personnages et d'en découvrir les facettes avant de voir la façade s'écrouler et la perversion se déchaîner. Puisque le format est celui d'une série télévisée, Frost et Lynch décide d'en adopter la forme la plus commune : Twin Peaks sera un soap-opera, mais un représentant du genre bien particulier, c'est-à-dire à la fois un aboutissement – dans sa forme la plus naïve et premier degré, l’œuvre peut se vanter de créer de nombreuses intrigues sentimentales, familiales et politiques tout en les rendant crédibles et surtout en faisant surgir une émotion sincère –, une parodie – à Twin Peaks répond Invitation to Love, un soap dans le soap que les personnages regardent mécaniquement – et une subversion – le programme est bien l'occasion de voir comment les protagonistes voient leurs comportements évoluer sur le long terme, réagissant à l'irruption du mal et à la corruption menaçant de les gangrener.


À cette irruption du mal correspond un événement prenant place dès les premières minutes : la découverte du corps sans vie de Laura Palmer, la reine du bal locale, connue et aimée de tous. Nue, enroulée dans du plastique et échouée sur le bord d'un lac, elle est d'une pâleur qui la consacre comme une entité virginale. L'objectif de la série sera alors de déconstruire cette innocence, de découvrir ce que cache Laura et ce que dissimule Twin Peaks. Au déterrement des secrets de l'adolescente répond le dévoilement des mystères de la ville. Le meurtre est donc à la fois un prétexte, le hameçon permettant d'attirer les spectateurs et de les investir dans ce qui est le projet initial des créateurs, c'est-à-dire le portrait d'une ville en apparence idyllique mais en réalité dévoyée, et un point d'ancrage : tous connaissent Laura, se positionnent par rapport à elle dans l'attirance comme dans le rejet, et voient donc leurs actes bouleversés par son assassinat.


Ce qui frappe dès les vingt premières minutes, c'est que Twin Peaks est une ville à échelle humaine, un endroit où la mort a vraiment un sens et affecte tout un chacun, là où dans trop d’œuvres cinématographiques et télévisuelles la fin de la vie perd tout son mystère, n'étant qu'un élément narratif sans trop d'importance émotionnelle. On a donc une fille qu'on ne connaît pas, dont on n'a vu que le cadavre, et pourtant sa mort bouleverse comme si elle était une amie proche. Quand Pete découvre son corps, il est évident que c'est la première fois qu'il voit une telle chose, et son expression affolée ou ses bafouillements lors de l'appel au shérif en disent déjà beaucoup sur la personnalité de l'un des premiers protagonistes qu'on découvre. Lui aussi, il devient aussitôt aimable, et chaque nouvel habitant rencontré va être évalué selon la sensibilité dont il fait preuve lors de l'annonce du meurtre. Un adjoint de police fond en larmes alors qu'il est chargé de prendre des photos du cadavre, la voix du médecin qui le retourne chevrote en prononçant le nom de la meilleure amie de sa fille, le proviseur du lycée peine à finir son discours annonçant la nouvelle et la suspension des cours, une professeur ne sait plus que dire à ses élèves lorsqu'elle est mise au courant, de jeunes filles entourent de leur bras une camarade dévastée, un autre, impuissant, brise un crayon de ses doigts : ce sont toutes des personnes admirables. Un adolescent semble plus énervé par la possibilité d'être considéré comme suspect que part la mort de sa petite amie, qu'il vient juste de tromper, une autre observe sa classe se lamenter avec un sourire en coin, la dirigeante de la scierie refuse sa fermeture pour la journée alors que la fille d'un des ouvriers est disparue : ces personnes sont immédiatement méprisables. À la série de confirmer ou infirmer par la suite ces jugements hâtifs, émis sous le coup de l'émotion.


L'entrée dans cet univers est ainsi vertigineuse, telle la traversée d'une cascade de larmes créant d'emblée un lien profond avec les lieux et les personnages. Il faut dire que la construction de cette première partie du pilote est remarquable, un enchaînement de scènes montrant chaque âme dans une position de vulnérabilité, avec comme paroxysmes l'apprentissage de la nouvelle par les parents, via un combiné de téléphone et sans qu'aucun mot n'explicite la situation, et la course d'une élève poussant un cri strident à travers la cour du lycée, pas obligatoirement liée à la mort de Laura mais forcément perçue différemment par le spectateur et par Donna, la meilleure amie de la morte, déjà intriguée par la chaise vide à ses côtés.


C'est seulement au milieu du premier épisode que débarque celui qui peut être considéré comme le personnage principal de la série : l'Agent Spécial Dale Cooper, alter ego de Lynch et homme à travers lequel on perçoit la ville. Plus qu'un simple professionnel chargé de résoudre une affaire, c'est une personnalité curieuse, avide de découvertes et dont le regard naïf et bienveillant font de ce lieu marqué par la mort un paradis terrestre. Enthousiaste par excellence, il ne refuse aucune piste, aucun avis de ses coéquipiers, et choisit même de soumettre ses investigations à ses rêves.


La première saison est alors d'une efficacité redoutable, montrant le déroulement de l'enquête du point de vue des multiples personnages. Il y a bien sûr les passages obligés, dont la succession des possibles coupables à l'interrogatoire, la mise en place de fausses pistes et la recherche de nouveaux indices, mais à l'intrigue policière s'ajoutent l'enquête telle qu'elle est menée par les amis de Laura, le descente aux enfers de Leland et Sarah Palmer, les parents de la jeune fille, les différentes intrigues amoureuses, les manœuvres économiques concernant la scierie... Très vite de premières dissonances apparaissent dans la figure de la lycéenne innocente et modèle que représente Laura : celle-ci consommait de l'héroïne et trompait son copain. De même, on découvre que la ville est la plaque tournante d'un trafic de drogues, que ses notables sont prêts à se trahir les uns les autres et à plonger dans l'illégalité pour arriver à leurs fins, que l'un d'entre eux possède une maison close, le One Eyed Jack's, et y exploite de jeunes filles, et qu'il y a « un mal dans les bois » que seule une organisation occulte, dirigée par le shérif lui-même, s'ingénie à contenir. Mais c'est à la fin du du troisième épisode que la série prend une toute autre dimension, lorsque Cooper est plongé dans un rêve psychédélique qui constitue l'une des séquences les plus mémorables du cinéma de Lynch, une scène qui suffit – mais elle n'est pas la seule dans la série – à placer Twin Peaks bien au-dessus de tout le paysage télévisuel de l'époque : enfin un feuilleton peut déployer une ampleur cinématographique.


Plutôt que la banale mise en image d'une série de scénarios, la série reste ouverte aux accidents et voit ses intrigues évoluer en fonction des idées traversant l'esprit de ses créateurs. On est encore loin de l'ère des script doctors et du risque d'industrialisation de l'art télévisuel qu'ils impliquent : la scène du rêve est ici une idée de dernière minute, tandis que l'identité de l'assassin de Laura ne sera décidée qu'en milieu de première saison et que le terrifiant Bob, incarnation du mal qui se tapit dans la région, ne sera ajouté à l'histoire qu'après deux erreurs lors du tournage du pilote.


Cette amplification du geste cinématographique n'empêche pas la première saison de développer une intrigue très solide, associant la rigueur d'une intrigue policière aux digressions sur les citoyens locaux, dont l'excentricité est notable. On retient surtout la série comme un modèle d'équilibre entre les différentes ambiances qu'elle peut générer et émotions qu'elle peut faire éprouver. À deux exceptions près, un épisode correspond ainsi à une journée, divisée souvent en une partie diurne, plus légère, et une partie nocturne, qui voit les pulsions se libérer, les secrets être dissimulés et le mystère envahir l'écran. On peut alors passer très vite du rire aux larmes, puis à l'horreur pure, des impressions facilitées par la musique jazzy d'Angelo Badalamenti, qui trouve là une de ses collaborations les plus marquantes avec Lynch et apporte à l’œuvre une grande part de son identité. Une scène comme celle de l'enterrement de Laura peut ainsi dévoiler plusieurs facettes : l'adieu pathétique à l'une des personnalité les plus aimées de la ville, un doigt accusateur désignant justement ses habitants comme les véritables meurtriers, et le coup de folie de Leland enlaçant le cercueil de sa fille, moment immédiatement ridiculisé par un raccord sur la serveuse du Double R Diner mimant la scène à ses clients. La cruauté n'est donc pas enfouie si profondément sous les apparences sympathiques que chacun se donne.


Twin Peaks, c'est aussi une géographie qui est mise en place, faite de lieux chaleureux (le Double R Diner, l'Hôtel du Grand Nord, le Roadhouse, le commissariat...) et d'autres plus hostiles ou mystérieux (la maison des Palmer et les apparitions qui s'y manifestent, Sparkwood & 21, haut lieu de mystère, la forêt qui entoure la ville, qui donne lieu à une exploration inquiétante à mesure que la série avance : un train désaffecté transformé en infernale scène de crime, une cabane isolée d'où émerge une chanson jouée en boucle, les rendez-vous entre amants ou criminels, pour s'échanger des secrets ou de la drogue...


La première saison est bâtie autour d'une montée en puissance qui culmine dans le dernier épisode, entièrement nocturne, où la plupart des différents fils se délient : l'un des suspects est arrêté puis perd la vie, l'autre voit son sort suspendu, de même que le psychiatre qui détenait des secrets sur Laura, la scierie brûle avec sa dirigeante, le père éploré se transforme en meurtrier, une investigatrice en herbe découvre que la maison close qu'elle infiltre est la propriété de son géniteur, lui-même sur le point de profiter des charmes de sa fille, et Cooper s'effondre après avoir reçu plusieurs balles dans le ventre. Une série de cliffhangers qui fait croître la tension tout en permettant à la suite de partir sur de nouvelles bases.


La deuxième saison démarre en effet sur un rythme beaucoup plus lent, avec un épisode d'1h30 qui, au contraire du pilote qui concentrait l'ensemble des intrigues autour du meurtre de Laura, laisse ses personnages prendre le temps de faire le point, via de nombreuses scènes de dialogues introspectifs (le major Briggs partageant son rêve avec son fils Bobby, brisant la carapace de celui qui se donnait des allures de durs, les nombreuses visites à l'hôpital...). C'est aussi l'occasion pour Lynch de déployer un style de mise en scène qu'il affectionne, constitué de longs plans étirés jusqu'au malaise, avec des personnages filmés en plan large réalisant des actions banales, comme de simples déplacements. L'ouverture du premier épisode est à ce titre remarquable : Cooper est étendu au sol, le corps criblé de balles, quand un géant surgit et lui délivre quelques indices afin de l'aider dans son enquête. Le personnage, filmé en contre-plongée, devient encore plus imposant et rappelle que Lynch est un cinéaste fasciné par le corps : les monstres de cirque d'Elephant Man, les Harkonnen boutonneux de Dune, les actrices pornographiques obèses de Sailor & Lula et même l'oreille perdue dans le pré de Blue Velvet en étaient déjà des manifestations. Le géant rejoint alors le nain et le manchot apparus dans le rêve de Cooper dans la galerie des monstres de Twin Peaks. Suite à cette apparition, déjà difficile à supporter pour le spectateur qui se met à la place de l'agent blessé attendant des secours, un portier sénile fait des va-et-vient dans la chambre, sourd aux appels à l'aide de son interlocuteur, hissant la séquence aux frontières extrêmes du malaise.


Cette introduction constitue également un tournant dans la série, puisque pour la première fois la présence du surnaturel est avérée. Le rêve de Cooper et l'attention qu'il porte aux traditions tibétaines pouvaient jusqu'alors être considérées comme de simples fantaisies de la part de l'agent du FBI – la piste de Mike, le manchot, pris pour un éventuel complice de l'assassin que serait Bob, était d'ailleurs abandonnée peu après l'interpellation de Philip Gerard, qui partageait la même apparence –, mais la présence d'un géant délivrant des indications vérifiables dissipe les doutes quant à l'existence de l'occulte dans les environs de Twin Peaks.


Cette tournure ésotérique a aussi l'avantage de renforcer l'identité de la deuxième saison qui, longue de vingt-deux épisodes, est beaucoup moins homogène que la première. Le mode de production de l'époque impliquait en effet que le scénario de tous les épisodes n'était pas encore écrit avant le début du tournage, et donc que les intrigues pouvaient encore prendre de nombreuses directions au cours de la diffusion. Si Lynch souhaitait retarder l'annonce de l'identité de l'assassin de Laura Palmer voire ne jamais la dévoiler, la chaîne a fait pression pour que le spectateur la découvre assez tôt. Par conséquent, la deuxième saison se voit divisée en deux parties de tons et intrigues très différents, avec une apothéose peu de temps avant le milieu, qui pourrait constituer une fin de saison, puis une nouvelle introduction à laquelle succède une seconde montée en puissance. Selon les standards contemporains, il aurait donc été plus judicieux de séparer cette saison en deux, mais la présence de forces mystiques et la recherche du surnaturel permettent malgré tout de donner une cohérence à ce deuxième acte. Ces êtres qui peuplent les bois et les rêves des gens, qui les tuent, les violent, les enlèvent ou au contraire viennent à leur secours, ils restent forcément présents à l'esprit même si les événements semblent sans rapport : leur existence établie, elle demeure indélébile. Il est d'ailleurs significatif que la saison s'ouvre et s'achève sur eux.


Les neuf premiers épisodes reprennent en tout cas le cours de l'enquête, sur un autre rythme et sur de nouvelles bases. Leo Johnson et Jacques Renault ne semblent en fait pas être les coupables, tandis que Donna, James et Maddy, respectivement la meilleure amie, l'amant et la cousine de Laura, découvrent que Laura possédait un journal secret, qu'ils vont s'atteler à obtenir. Les trois amis deviennent alors les vrais moteurs de l'enquête, là où les forces de police vont piétiner et plutôt chercher à sauver Audrey Horne, la jeune fille prisonnière du One Eyed Jack's. Le rythme se fait alors plus lent et l'intrigue plus introspective, accompagnés par de nouveaux morceaux de Badalamenti, sombres (« Harold's Theme ») ou élégiaques (« Audrey's Prayer »). L'idée est d'abord de voir ce qui se cache au cœur des personnages : James, désormais engagé dans une relation avec Donna, ne peut détacher ses yeux de Maddy, sosie de Laura ; la serveuse Shelly, débarrassée de son mari violent Leo, peut enfin vivre son amour avec Bobby qui l'oblige néanmoins à prendre des décisions à contrecœur ; le psychiatre préfère s'exiler à Hawaï pour se ressourcer, loin des troubles qui agitent la ville ; Audrey, prisonnière, en est réduite à adresser ses prières à l'Agent Spécial dont elle est éprise ; même l'arrogant légiste Albert Rosenfield se révèle être un disciple de la non-violence.


Lynch se permet même des pauses narratives presque incongrues. Par exemple, on le voit montrer les jeunes sœurs de Donna déclamer une ode à Laura et interpréter un long morceau au piano en son hommage, sous les yeux de Leland qui, désormais doté de cheveux blancs et revigoré après le meurtre de celui qu'il prenait pour l'assassin de sa fille, se met à chanter gaiement dès que l'occasion le lui permet. Un peu plus tard, c'est au tour de James d'entonner un morceau avec sa guitare dans le salon des Hayward, sous l’œil admirateur de ses amies, chargées des harmonies vocales. Là encore, il s'agit d'une scène simple sans excès de dialogues mais qui en dit beaucoup sur l'état émotionnel des protagonistes.


Si l'enquête menée par Cooper s'éloigne un peu de Laura, les investigations des lycéens sont quant à elles plus fertiles. Donna rencontre ainsi le confident de sa meilleure amie, « âme solitaire » qui s'est destinée à réunir les secrets des personnes plaçant sa confiance en elle. Sa maison, moitié bibliothèque, moitié jardin intérieur, devient une antre d'où affleurent la mélancolie et le souvenir des morts. C'est là que Donna, elle aussi mise à contribution, raconte une première aventure sexuelle dans les bois avec Laura et de jeunes adultes alors qu'elles avaient encore treize ou quatorze ans, une fascinante scène de confession nocturne qui n'est pas sans rappeler Persona d'Ingmar Bergman. Harold, le confident en question, provoque lui aussi le trouble : on le voit en tant qu'homme seul, se disant incapable de sortir de chez lui et de ce fait digne de confiance, d'allure douce et se désignant comme une oreille attentive, tout en se montrant avide de secrets et exerçant une sorte de menace. Le chemin qui mène à lui donne également lieu à une des scènes les plus marquantes de la série, filmée par David Lynch : nouvellement embauchée pour livrer les repas à domicile pour le compte du Double R Diner, Donna se rend chez les voisins de Harold, dans une scène qui évoque par prémonition Mulholland Drive. L'architecture du lotissement rappelle en effet celle de la maisonnette de Diane Selwyn et l'entrée à l'intérieur génère le même malaise. Ici, l'endroit est occupé par les Tremond, une grand-mère et son petit-fils, qui accomplit un tour de magie sous les yeux de Donna, faisant disparaître la crème de maïs de l'assiette de son aïeule. L'adolescente ne s'en émeut pas, concentrée qu'elle est à quérir des informations sur Laura, mais la scène se fait encore plus mystérieuse lorsqu'on apprend quelques épisodes plus loin que ces Tremond-là n'ont jamais habité cet endroit.


Autre scène fondatrice qui définit l'ambiance de la saison à venir, elle aussi filmée par Lynch : le major Briggs, ce père dur mais juste qu'on ne voyait qu'en militaire rigide et respectueux des traditions, révèle qu'il est en réalité spécialisé dans la recherche des extraterrestres et donc particulièrement ouvert à l'occulte. Le message capté par ses services (« THE/OWLS/ARE/NOT/WHAT/THEY/SEEM/[...]/COOPER/COOPER/COOPER/COOPER/COOPER ») jette un voile opaque supplémentaire, obscurci encore par les apparitions de Bob, le monstre aux longs cheveux revendiquant le meurtre de Laura dans les rêves de Cooper, ici présent dans les visions de Maddy et les souvenirs de Ronette, l'autre victime de la soirée sanglante, qui n'a elle perdu que la parole. Ces manifestations font là encore l'objet de séquences terrifiantes, une manière de ne pas oublier que le mal n'a pas encore été éradiqué.


Ce contexte mystique se dilue un peu dans les épisodes suivants, avant de réapparaître avec le retour de Philip Gerard, le manchot qui semble finalement bien cacher une seconde personnalité, liée aux visions de Dale Cooper et Sarah Palmer. Là où la logique indique désormais que l'assassin serait Benjamin Horne, propriétaire de l'hôtel et du One Eyed Jack's, un des hommes les plus puissants de la ville qui possédait un lien secret avec Laura, la vérité se dévoile finalement dans toute son horreur dans le final parfait de l'épisode 7, dont l'une des premières scènes était pourtant accompagnée de l'hymne à la vie « What a Wonderful World ».


Après l'arrestation de Horne, la Femme à la bûche, personnage excentrique déclarant recevoir des instructions de la part du morceau de bois qu'elle tient constamment dans ses bras, se rend au commissariat pour accompagner Cooper et le shérif Truman au Roadhouse, où se trouveraient des « hiboux ». Pendant ce temps, dans la maison des Palmer, la mère, qu'on a observé ramper dans les escaliers, comme droguée, voit un cheval blanc apparaître puis disparaître dans le salon. Effarée, elle perd connaissance dans l'indifférence de son mari, occupé à ajuster sa cravate. Au Roadhouse, James et Donna se réconcilient après s'être éloignés quelque temps en raison de l'attirance du premier pour Maddy. Sur scène, Julee Cruise, la chanteuse qu'on avait déjà rencontrée lors du pilote, interprète une chanson légère, mais avec un zeste de mélancolie, créant une ambiance douce-amère, propice aux retrouvailles du couple. Celui-ci est en effet un peu perdu, pour plusieurs raisons : Maddy, qui a joué le rôle de pomme de la discorde mais reste malgré tout une amie, a décidé de quitter Twin Peaks le lendemain et Harold s'est pendu quelques heures plus tôt, en partie à cause des actions de Donna. Et dans ce moment de doute, les deux adolescents se rendent compte qu'ils s'aiment encore. Cooper, Truman et la Femme à la bûche s'installent dans le même temps et profitent calmement du spectacle, jusqu'à ce qu'une ellipse voit Julee Cruise sur scène changer de chanson, en interpréter le début, puis être interrompu par le géant, qui apparaît sur scène et efface tout simplement le groupe du champ de vision de Cooper. La douce et triste musique laisse également place à un bourdonnement menaçant, tandis que l'être surnaturel prononce calmement ces mots, devant un public figé : « It is happening again ». Ce qui était un instant chaleureux est désormais un moment empli de malaise.


Retour chez les Palmer. Leland, satisfait après avoir ajusté sa cravate, sourit à son miroir. Contrechamp : le reflet est celui de Bob. C'est avec sidération qu'on comprend donc que Laura a été tuée par son père, les visages de Leland et de Bob, le monstre peuplant les cauchemars de Cooper, se confondant finalement. Tandis que Maddy descend les escaliers, alarmée par une odeur de brûlé, le meurtrier enfile des gants et se prépare à commettre un nouveau crime. La jeune fille ne s'y trompe pas, voyant immédiatement que le corps de son oncle est celui de Bob, et tente de fuir, mais ce n'est qu'un prélude à l'un des moments les plus violents de la série. En hors-champ tout d'abord, Leland rattrape Maddy dans les escaliers, pendant que celle-ci crie de toutes ses forces, puis la ramène sous l’œil de la caméra, dans le salon où gît toujours Sarah. C'est une pluie de coups qui s'abat sur la victime, tandis que le meurtrier voit son image alterner entre celle du père qu'on croyait aimant et celle de la bête, dont les rugissements ralentis augmentent encore la terreur provoquée chez le spectateur. Bob lâche le corps de Maddy, le rattrape, l'étreint, le jette, le frappe, en fait son jouet, tandis que celui-ci se dégrade et s'ensanglante, le tout sous des projecteurs éblouissants qui renforcent l'irréalité de la scène.


Dès que Leland a placé une lettre sous l'ongle de sa nièce, signature de ses crimes, le raccord se fait sur le visage du géant, regardant Cooper d'un œil compatissant. Ce dernier cherche à comprendre le message, puis le groupe et la musique réapparaissent, laissant l'agent désorienté. Nul n'est témoin de la mort de Maddy au Roadhouse, mais tous la ressentent. Le portier sénile du premier épisode se lève et vient taper sur l'épaule de Cooper (« I'm so sorry »), Donna fond en larmes, Bobby semble désespéré, comme s'il venait de perdre quelque chose. Et l'épisode s'achève là, sur les vers lourds de regret que chante Julee Cruise :



Love
Don't go away
Come back this way
Come back and stay
Forever and ever



Il s'agit là de l'une des séquences les plus belles et marquantes du cinéma de David Lynch : tout y est parfait et remarquable. On passe d'une scène apaisante au Roadhouse, qui rappelle le côté chaleureux de la ville, à un moment de terreur inoubliable puis à un océan de tristesse, avec pour seules transitions les fondus sonores qu'affectionne le réalisateur : d'abord une douce chanson un peu pop, puis un bourdon menaçant et le bruit répété du tourne-disque fonctionnant dans le vide chez les Palmer, pendant l'intégralité du meurtre, et enfin une seconde chanson cette fois-ci déchirante. Au niveau des lumières, on a en premier lieu les couleurs chaudes de la scène, rouges et orangées, pour accompagner « Rockin' Back Inside My Heart », puis les lampes de chevet jaune pâle utilisées dans le salon et le projecteur diffusant un blanc clinique sur Bob et Maddy, et finalement des tons plus sombres et bleutés, nuançant le rouge du Roadhouse pendant « The World Spins ». Les attitudes passent quant à elles d'une légèreté douce-amère chez Donna et James, la première mimant même la chanteuse sur scène, à une inexplicable tristesse, partagée par tous, y compris le spectateur. Les derniers plans, champ-contrechamp sur Julee Cruise, sorte de Vierge semblant absorber toute la douleur du monde dans un mouvement d'empathie, et Dale Cooper, perdu dans un moment d'introspection effarée, referment l'un des quarts d'heure les plus géniaux d'une déjà magnifique filmographie.


Les deux épisodes suivant ce passage – qui n'était pas souhaité par ses créateurs, ceux-là voulant éviter de dévoiler trop vite l'identité de l'assassin – se concentrent sur la traque de Leland après la découverte du cadavre de Maddy. C'est l'occasion de découvrir Ray Wise dans un autre registre, en tant que démon manipulant ses interlocuteurs, et notamment dans le neuvième épisode de la saison 2, où il se livre à une prestation démente dans sa cellule de prison. La révélation du meurtrier aux yeux de Cooper se fait lors d'une mise en scène mystique qu'il organise au Roadhouse, réunissant tous les personnages qu'il pense être significatifs par rapport à l'enquête. La séquence est filmée par Tim Hunter, dans un style assez similaire à celui de Lynch et constitue là encore un des points d'orgue de cette saison, mais la résolution de l'intrigue provoque un grand vide pour la suite.


L'épisode de Hunter s'achève par une discussion entre les différents protagonistes sur la nature du mal, et l'introduction de la Femme à la bûche qui le démarre explicite clairement le projet de cette nouvelle partie qui s'ouvre pour Twin Peaks : après le « qui » vient le « pourquoi ». On sait désormais que de mystérieux êtres, maléfiques ou non, se terrent dans les bois – la forêt est fort justement nommée Ghostwood –, et l'idée fascinante qui doit guider la suite est la recherche de ces créatures : même si Laura Palmer n'est plus au centre des pensées de chacun, il y a encore de la matière pour poursuivre l'histoire lors des treize épisodes restants. Et pourtant, ce contexte paranormal et les nombreuses pistes qu'il rend possibles ne seront traités que comme une intrigue secondaire, avec des développements dans la plupart des épisodes, mais souvent très limités.


Après la révélation du tueur, Lynch se désengage en effet un peu de la production, déçu de la tournure des événements. Si l'on exagère souvent son éloignement du projet – il était encore impliqué et suivait ce qui se passait, prenant même part au recrutement des nouveaux acteurs –, il semble tout de même que les co-scénaristes Harley Peyton et Robert Engels prennent le relais des créateurs pour amorcer la suite. En résulte, pour le milieu de la saison, une suite d'intrigues non liées les unes aux autres, avec souvent un fond de légèreté. Cependant, même si la série perd en intensité et prend beaucoup plus les allures d'un soap-opera au premier degré, il y a dans cet intermède une sorte de réalisation du projet original de Frost et Lynch : l'histoire d'une ville qui suivrait son cours sur le long terme, voyant les intrigues et les personnages évoluer sans qu'il y ait besoin d'élément commun pour leur servir de charpente, comme finissait par le faire le meurtre de Laura Palmer. On assiste donc à la régression infantile d'un des personnages se prenant pour une lycéenne, à celle de Benjamin Horne, transformé en officier confédéré rejouant la Guerre de Sécession, à l'arrivée d'une femme fatale faisant tourner toutes les têtes, aux malheurs comiques du policier Andy, obligé de garder un orphelin qu'il prend pour le diable et de côtoyer l'amant de son amoureuse, au départ de James, pris dans les filets d'une intrigante tout droit sorti d'un film noir, à la tentative de réhabilitation de Cooper, accusé de participer à un trafic de drogue, et surtout à l'enlèvement du major Briggs, disparu en pleine forêt au cours d'une partie de pêche nocturne, et seule histoire directement liée au caractère paranormal de Twin Peaks.


Il faut attendre un épisode centré sur Josie, autre figure de femme fatale – séduisante Asiatique, douce et aimable en apparence mais dissimulant un passé trouble et des racines criminelles –, qui, acculée, rencontre son destin dans une scène là aussi des plus marquantes et mystérieuses : elle perd inexplicablement la vie pour se retrouver piégée dans une poignée de tiroir.


Windom Earle, la némésis de Cooper, entre alors en scène pour démarrer une partie d'échecs dont les pions sont les habitants, lançant le mouvement final de la série. Paradoxalement, si ce nouvel antagoniste, digne d'un méchant de James Bond avec ses gadgets et ses déguisements, diffuse une nouvelle menace qui perturbe les pensées des personnages, l'atmosphère reste assez légère en ville, avec des couleurs chaudes persistantes. C'est le printemps à Twin Peaks, littéralement et métaphoriquement. Le pilote avait en effet lieu fin février, dans un hiver encore terne qui reflétait la détresse morale d'une population marquée par un meurtre inattendu, mais les derniers épisodes se déroulent après l'équinoxe et voient Dale Cooper tomber amoureux d'Annie Blackburn, une ancienne nonne nouvellement reconvertie en serveuse. Il devient lui-même plus dissipé, prompt à faire des blagues, n'hésitant pas à inviter sa belle à voguer sur le lac. De même, Audrey Horne, qui était elle-même intéressée par Cooper, perd sa virginité auprès d'un jeune et séduisant homme d'affaires d'où émane une sorte de mélancolie, soulignée par un nouveau thème de Badalamenti (« Wheeler's Theme »). Parallèlement, la présence d'Annie est l'occasion d'une menace supplémentaire, Windom Earle disposant d'une victime idéale pour se venger de Cooper.


Il apparaît finalement que, plus qu'une histoire de revanche personnelle, la quête de cet antagoniste est celle de la Loge Noire, un lieu maléfique qu'on trouve dans les légendes des Indiens locaux. Cet endroit, dont l'existence a régulièrement été mentionnée dans la deuxième partie de la deuxième saison, paraît de plus en plus évidemment lié aux manifestations paranormales ayant lieu à Twin Peaks, y compris Bob et l'enlèvement du major Briggs. Cooper, le shérif et leurs hommes continuent de creuser les secrets de la ville, allant jusqu'à explorer d'anciennes grottes indiennes pour deviner les projets d'Earle, mais c'est l'antépénultième épisode qui lie réellement les deux. Alors que la ville, insouciante malgré un nouveau meurtre, prépare le concours de Miss Twin Peaks réunissant la quasi-totalité des belles plantes de la série, les habitants sont pris d'énigmatiques tremblements, jusqu'à ce que Bob apparaisse au milieu de la forêt, au centre d'un mystérieux cercle d'arbre.


Le concours se conclut donc logiquement, le lendemain soir, par l'enlèvement d'Annie par Windom Earle, au terme d'un moment de tension stroboscopique, laissant à Lynch le soin d'apporter sa conclusion à la série. Le dernier épisode, dont il ne respectera pas le scénario, est sans doute le plus représentatif de son art cinématographique. Là où la Loge Noire devait être dépeinte par plusieurs lieux différents et être le cadre d'un duel très scénarisé, avec moult dialogues et provocations de la part du ravisseur, le cinéaste se limite à la pièce entourée de rideaux rouges que Cooper avait déjà explorée dans ses rêves et réduit le nombre de dialogues pour proposer des phrases absconses prononcées par les esprits de la Loge : le nain, le géant, Bob, le portier, et même Laura.


L'entrée dans la Loge se fait dans le cercle de sycomores de Glastonbury Grove : au cœur de la nuit, des rideaux rouges apparaissent dans le vide et Cooper les traverse comme s'il passait le seuil d'une cathédrale, sous le regard effaré du shérif Truman. Commence alors une grande séquence lynchienne : une musique hypnotique s'élève et l'agent traverse un couloir bordé par les tentures au fond duquel trône une reproduction de la Vénus de Milo, avant de pénétrer, dans le petit salon où il avait déjà rencontré le nain. Celui-ci est toujours présent, dansant devant l'interprète de la chanson, le jazzman Little Jimmy Scott, mais c'est quand il s'assoit sur l'un des fauteuils que la scène prend une dimension terrifiante : la caméra est désormais centrée sur la prestation habitée du chanteur, puis les lumières s'éteignent et sont remplacées par des flashs stroboscopiques. Un plan d'ensemble apparaît alors à l'écran, montrant la totalité de la pièce, avec le nain assis plantant ses yeux dans les nôtres, via un regard-caméra des plus terrifiants : ses yeux luisant dans le noir suffisent à faire de cet être une tétanisante personnification du mal.


La séquence est déroutante dans ce qui est censé être un final de saison, et donc un épisode dont on pourrait penser que tout serait mis en œuvre pour que l'action et la narration accélèrent, mais il s'agit pourtant d'un moment où le temps est suspendu, précédant même d'autres scènes sans aucun rapport à Twin Peaks avant une exploration plus approfondie de la Loge Noire, et c'est aussi ce genre de passages qui fait de cet épisode un des hauts les plus mémorables de la filmographie de Lynch. Celui-ci, ralentissant le rythme et aménageant un pause propice à la contemplation, tisse une toile cauchemardesque dont on peine à s'extraire.


La deuxième partie dans la Loge Noire voit d'abord défiler le nain, Laura, le géant et le portier, dans une mise en scène toujours aussi efficace pour générer le malaise : les champs-contrechamps suffisent à créer un sentiment de confusion oppressante, la personne en face de Cooper pouvant apparaître ou disparaître hors-champ sans que le spectateur ait d'autre indication pour le savoir que les changements dans la physionomie de l'agent, mais la musique lounge en opposition au langage et aux gestes perturbants des êtres de la Loge – les acteurs ont tourné les scènes à l'envers, y compris les dialogues, et elles ont été repassées dans l'autre sens, d'où une certaine artificialité dans les mouvements – ainsi que le contraste entre les corps et l'architecture de la pièce (un nain, un géant, un vieillard décharné, des fauteuils trop grands pour les uns et trop petits pour les autres) poussent la sidération un cran plus loin. Lynch joue également sur le lieu en montrant l'acteur se déplacer de salles identiques en salles identiques, dans lesquelles des meubles disparaissent ou sont disposés autrement, jusqu'à éliminer tout repère physique : comme Cooper, on n'a plus aucune idée de l'endroit précis où l'on se trouve et on devient vulnérable au mal qui règne sur ces lieux. La menace de Windom Earle est quant à elle très vite négligeable, Bob finissant par intervenir et rappeler qu'il est le véritable génie maléfique de la série, et même Annie ne semble plus au centre des préoccupations. On comprend en effet rapidement que l'agent s'est fourvoyé dans un piège duquel il aura du mal à s'échapper : Laura est remplacée par un double terrifiant, et Leland et le nain, désormais dotés d'yeux translucides, s'ajoutent à la galerie de monstres de ce final. Cooper finit par rencontrer son propre doppelgänger à qui il essaye d'échapper en sortant de la Loge.


La série s'achève sur un de ses lieux les plus rassurants, l'Hôtel du Grand Nord, mais dans une scène pourtant très sombre : c'est cette fois-ci Cooper qui voit Bob en face de lui dans le miroir. Si une troisième saison était prévue et les créateurs misaient sur ce cliffhanger pour assurer un renouvellement, cette fin est pourtant très satisfaisante. Bien entendu, elle est aussi frustrante à l'heure des séries où rien n'est laissé au hasard, où des réponses doivent être apportées pour tous les éléments de mystère et où chaque personnage doit rencontrer son destin, mais elle referme les trente épisodes sur une idée forte qui donne un autre sens à tout ce qu'on vient de voir : Twin Peaks serait l'histoire d'un combat entre le bien et le mal, finalement remporté par ce dernier. Conclusion sinistre, mais loin de détonner dans le cinéma de Lynch.


Difficile de voir dans cette série une œuvre de David Lynch à part entière, en raison à la fois d'une production chaotique et d'un grand nombre de collaborateurs participant à sa conception, mais elle traite un si grand nombre des thèmes qu'il affectionne qu'elle est un prolongement évident de sa filmographie. La figure du double est un élément particulièrement ostensible : elle qui est si présente dans ses films se retrouve ici à divers endroits (Bob/Leland, Laura/Maddy, Dale Cooper/Windom Earle, Bob/Mike – et même les duos Bob et Mike/Bobby Briggs et Mike Nelson –, la Loge Noire/la Loge Blanche, la double vie de Laura, les doppelgängers de l'épisode final...), à tel point que les premières et dernières apparitions d'un personnage à l'écran (Josie au début, Cooper à la fin) montrent ce dernier en face d'un miroir – mais le titre Twin Peaks suffit en lui-même à placer la dualité au cœur du programme. Lynch puise également dans son amour pour la peinture pour composer certains plans : Francis Bacon pour la Loge Noire, certaines représentations de la Lamentation du Christ pour la mort de Leland (mise en scène par Tim Hunter)... Esthétiquement, on rejoint aussi Shining de Stanley Kubrick, où on retrouve la même influence indienne dans les choix de décoration, d'autant plus que Twin Peaks et l'Overlook Hotel sont situés au cœur d'une nature similaire. La Loge Noire n'est d'ailleurs pas si éloignée de la mystérieuse chambre 237 et les esprits qui la peuplent évoquent fortement les « fantômes » que rencontre Jack Torrance.


Mark Frost pourvoit quant à lui de nombreuses idées issues de la théosophie, telles le concept de Loges Blanche et Noire, les Dugpas, ces mystérieux sorciers errant dans la forêt, ou encore l'intérêt que porte Cooper aux modes de pensée tibétains.


Si Lynch est le réalisateur au style le plus affirmé parmi les différents metteurs en scène de la série – qui d'autre que lui pourrait filmer en plan large et en temps réel les déplacements maladroits d'un banquier vieux comme Mathusalem lors du final, alors que tout le monde attend une accélération du rythme ? –, il dirige seulement six épisodes, ce qui n'empêche pas les autres artistes de compléter l’œuvre avec efficacité et de proposer leurs propres savoir-faire : Lesli Linka Glatter sait particulièrement créer des ambiances mystérieuses et instiller le trouble tandis que Tim Hunter est plus à l'aise dans les moments où la narration embraye à la vitesse supérieure, là où le style de Diane Keaton est un peu trop surchargé et celui d'Uli Edel tire sur le kitsch.


Lynch retrouve en tout cas un grand nombre de ses collaborateurs habituels, incluant le monteur Duwayne Dunham, la directrice de casting Johanna Ray et une pléthore d'acteurs pouvant ici déployer leur talent sans limitation de durée. Les personnages offrent une belle variété de caractères, des femmes fatales échappées de films noirs (Audrey, Evelyn, Josie, Lana...), des monstres au rictus dément, des hommes menant leur vie avec simplicité (Ed, Pete...), des adolescents suivant les topoï d'une époque qui n'est plus la leur (James se rêvant motard rebelle à la James Dean, la Laura de Lynch suivant les traces de celle de Preminger...), des notables usant de leur esprit retors pour engranger du pouvoir (Benjamin Horne, Catherine Martell, Jean Renault...), d'excentriques hurluberlus (la Femme à la bûche, le docteur Jacoby, psychiatre hippie, Nadine, obsédée par ses tringles à rideaux et dotée d'une force phénoménale, le gentil benêt Andy, le dandy Dick Treymane, Jerry Horne...) et bien sûr une galerie de jeunes femmes séduisantes faisant parfois passer la série pour un concours de beauté.


C'est donc une population très vite attachante qui défile à l'écran, la caméra facilitant la proximité grâce à l'amour qu'elle témoigne envers même les seconds rôles les plus anodins (la juriste Sid, les sœurs de Donna, l'agent transsexuel Denise, Heidi qui apparaît uniquement dans le pilote et le final et dont l'interprète ne semble avoir été engagée que pour le gloussement qui lui sert de rire). Amour qui est également un des thèmes principaux de l’œuvre, ressort dramatique concernant à peu près tous les habitants : il est souvent contrarié (James et Donna, Ed et Norma, Bobby et Shelly, Andy et Lucy), parfois usé (Pete et Catherine), voire même maudit (Dale et Annie, Harry et Josie), jusqu'à être un marqueur de domination de Laura sur Bobby, qui finira par confesser, en larmes, l'humiliation qu'il ressentait à ne jamais pouvoir la satisfaire.


Ce double visage de Laura, fille innocente en apparence, mais en vérité adepte des drogues, de la prostitution et de l'avilissement, reflète les deux faces de Twin Peaks, ville chaleureuse avec son ambiance feutrée, ses habitants sympathiques et ses tartes aux cerises, dont on découvre au fur et à mesure que le vernis se délite que les adultes y sont amoureux des adolescents et qu'elle est peuplée d'assassins et de violeurs incestueux : il s'agit bien aussi d'une série sur les apparences. Un aspect qui va heureusement aussi dans l'autre sens, puisqu'on ne tarde pas à découvrir que le cynique Albert Rosenfield est plus profond qu'il n'y paraît, que Bobby Briggs et Audrey Horne, malgré l'assurance un peu arrogante qu'ils se donnent, sont encore des adolescents manquant de confiance en eux, ou encore que le père du premier, archétype du militaire réactionnaire, est en fait l'être le plus pur et ouvert aux autres de la série et que celui de la deuxième cache derrière ses allures de requin le garçon innocent qu'il était autrefois.


Twin Peaks est finalement, à défaut d'être l’œuvre la plus représentative du style de David Lynch, sa plus emblématique aux yeux du large public qui l'a rencontrée, proposant un condensé de ses thèmes sous une forme plus abordable et néanmoins non moins magistrale, tout en devenant une influence majeure pour la vague de « séries d'auteurs » qui suivra. Un univers si cher au cinéaste qu'il n'hésitera pas à y apparaître en tant qu'acteur et à répéter au fil des années son désir d'y replonger.



Atomic Fire Walk With Me – Intercourse between the two worlds



Twin Peaks : The Return, David Lynch (2017)


Quelle meilleure façon pour David Lynch de revenir sur le devant de la scène cinématographique que d'annoncer un retour à Twin Peaks, cet univers qu'il a créé avec Mark Frost et envers lequel il a émis tant de marques d'affection au cours des années ? Absent sur le grand écran depuis INLAND EMPIRE en 2006, il n'a néanmoins jamais quitté le champ artistique, poursuivant ses activités de peintre et photographe tout en publiant quelques albums de musique et une myriade de courts-métrages expérimentaux. Le cinéaste est donc passé au second plan, cherchant plutôt une posture d'artiste total. Quant à ses seuls long-métrages sortis au cours de cette période, leur statut même de films est discutable : la captation d'un concert de Duran Duran et deux montages de scènes coupées provenant de ses précédentes œuvres.


La sortie de Twin Peaks : The Missing Pieces avait justement lieu quelques mois avant l'annonce de la préparation d'une nouvelle saison de la série et constituait déjà les prémisses de ce grand retour. Cependant, si Twin Peaks avait au début des années 90 constitué un véritable tournant dans le paysage télévisuel, contribuant à ancrer l'art au sein de la création cathodique, on pouvait se demander si Frost et Lynch seraient capables de produire un choc similaire à une époque où les séries de qualité sont désormais multiples. Quelle place pour cette série pionnière dans le prétendu « âge d'or de la télévision », domaine de plus en plus investi par des cinéastes et de véritables artistes, parfois même directement inspirés par Lynch et Frost ? À l'inverse, on pouvait aussi craindre une déformation autiste de la série, de nombreux admirateurs de l’œuvre originale considérant que les expérimentations lynchiennes de la fin des années 2000, à commencer par un INLAND EMPIRE très controversé, n'ont plus grand-chose à voir avec la généreuse beauté de ses chefs-d’œuvre des années 80 et 90.


D'un autre côté, l'annonce d'un retour de Twin Peaks ne pouvait constituer qu'une promesse passionnante, quel que soit le résultat : la série avait constitué pour Lynch la fin d'une époque dans sa filmographie, Fire Walk With Me initiant une succession de films complexes aux intrigues tortueuses, et voir le cinéaste y revenir après avoir effectué cette mue, et surtout après avoir mis en scène Mulholland Drive, ce chef-d’œuvre universellement acclamé, assurait d'assister à quelque chose d'intéressant en regard de l'évolution d'un artiste majeur.


Lynch révèle finalement quelques semaines avant la diffusion des premiers épisodes que cette saison 3 n'en sera pas une, mais qu'elle constitue plutôt pour lui un très long film divisé en dix-huit parties et qu'il a refusé de se plier aux mécanismes des séries, n'écrivant avec Frost qu'un seul gigantesque scénario et divisant le montage final de manière à obtenir des blocs d'environ une heure, sans réel souci de cohérence interne. Et il s'agit là du premier indice de la spécificité de cette œuvre désormais sous-titrée The Return : les épisodes ne constituent pas des unités autonomes, avec à chaque fois une structure interne et un développement de façon à aboutir à une forme de climax et de conclusion temporaire, ce qui constitue, de façon volontaire ou non, un éclatement des conventions télévisuelles. Lynch n'a ainsi jamais peur de laisser les scènes respirer, même si cela doit donner naissance à un épisode composé de très longues scènes où rien de crucial ne se passe réellement vis-à-vis de l'intrigue principale – ce qui peut être dit de la douzième partie. D'autres épisodes, au contraire peuvent débuter par des scènes décisives ou procurant une forte montée d'adrénaline avant de laisser la place à des séquences plus calmes, présentant de simples moments de vie à Twin Peaks, et s'achever ainsi.


Et surtout, de nouveaux personnages peuvent très bien apparaître lors d'une scène complètement anodine lors d'un épisode, mais n'être traités qu'au suivant voire une dizaine d'heures plus tard : si les protagonistes sont très nombreux, ils sont pour la quasi-totalité liés d'une manière ou d'une autre à l'intrigue principale et n'ont besoin d'intervenir que lorsque leur heure est arrivée, même s'ils sont présentés bien plus tôt. Il s'agit là d'une différence notable avec le milieu de la saison 2, où chaque personnage avait droit à sa propre intrigue pour la seule raison qu'il était un personnage. Ici, on sait que chacun a sa vie propre, dont on a un aperçu à travers les relations sociales qu'on lui connaît, mais on ne voit de lui que ce qui est nécessaire vis-à-vis de l'histoire complète. Et c'est le cas de toutes les scènes en apparence anodines au Roadhouse, montrant des quidams inconnus discuter sans qu'on n'ait aucun contexte : elles sont un indicateur de la vie à Twin Peaks, vingt-cinq ans après la série originale, et délivrent souvent une forte impression, comme un chœur grec qui remodèlerait les émotions ressenties à la vue de toutes les autres séquences.


De même, Lynch n'hésite pas à étirer certaines scènes, à prolonger les silences plus que de raison, à laisser parler les regards, à ralentir l'intrigue pour que les personnages puissent exister par eux-mêmes, et sans justement que l'histoire en pâtisse. Une femme doit quitter une chambre d'hôtel pour laisser son hôte parler à un collègue ? Elle prend tout son temps, minaude, poursuit le jeu de séduction, et devient réelle alors qu'elle n'apparaît que lors de ces quelques minutes. Un trajet doit être fait en voiture ? Le conducteur et sa passagère sont assis à contempler la nuit, ne brisant le silence que pour échanger de rares banalités, de la même façon que tout un chacun le ferait. Beau pied de nez au système de production américain, avec sa writers' room et ses script doctors, détruisant l'art et la beauté au bénéfice de l'optimisation et de l'efficacité : chaque scène doit être utile pour faire avancer l'histoire d'un point A à un point B et aider à se rapprocher de la conclusion, et nulle place n'est laissée à la vie, à l'errance, à la contemplation. Twin Peaks, c'est une œuvre qui respire ; Twin Peaks, c'est une œuvre qui vit.


Les séquences musicales au Roadhouse intervenant généralement à la fin de chaque chapitre, on peut les considérer comme une concession de Lynch au format sériel, une façon de diviser le scénario de façon plus assimilable, et ce ne serait pas la seule puisque les créateurs ont pris le soin de dissimuler au cours des épisodes de nombreux détails propres à l'analyse (glitchs potentiellement significatifs, messages secrets cachés dans la bande sonore, manipulations visuelles, faux raccords intentionnels ou non...), instaurant un jeu de piste qu'une diffusion en un seul bloc rendrait impossible. De ce fait, The Return devient une sorte d’œuvre hybride, répondant aux velléités cinématographiques de Lynch qui souhaite en faire son nouveau long-métrage tout en respectant les exigences de la forme télévisuelle. Et c'est ainsi pour le cinéaste le moyen d'édifier son œuvre-somme.


En effet, il apparaît très vite que Frost et Lynch ont bien tenu compte du temps passé depuis la fin de la série et qu'il n'ont pas cherché à recréer la même ambiance rétro qu'à l'époque : la douce chaleur a laissé place à une austérité glaciale et le réalisateur pioche dans l'ensemble de sa carrière pour définir l'esthétique de cette nouvelle œuvre. The Return n'est pas seulement la suite de Twin Peaks mais aussi de l'ensemble de son travail artistique. Ainsi, on plonge dès les premières minutes dans la froideur de Lost Highway, avec ces scènes silencieuses à New York, dans lesquelles un jeune homme fixe une boîte en verre sous l’œil de caméras. On est bien loin de la nature foisonnante de Twin Peaks : l'univers est artificiel – un bâtiment isolé dans l'une des villes les plus emblématiques de l'urbanisme contemporain, de gros câbles électriques, des bourdonnements remplaçant le bruit du vent et le chant des oiseaux... – et surtout, on assiste à la disparition du verbe, lui qui était un des moteurs principaux de la série mais semble désormais oublié. De même, la musique d'Angelo Badalamenti n'a plus que rarement cours, et on se rend compte à quel point elle était essentielle à la série lors des scènes humoristiques puisque c'était elle qui délivrait le tempo comique. Un des premiers exemples dépeint ainsi Lucy, Andy et Hawk en train d'éplucher des documents dans la salle de réunion du poste de police. Il s'agit d'une scène classique montrant le couple benêt exagérément confus, mais l'absence de bande originale empêche le rire de se manifester et le remplace par un certain malaise. La raison ? Les répliques sont excessivement espacées, comme si elles espéraient que la musique viennent combler les trous et meubler le silence en attendant que chacun ait terminé son moment de réflexion avant de répondre. Difficile de rire quand la gêne s'installe et que la douce idiotie d'Andy et Lucy apparaît cette fois comme une dégénérescence avancée.


Mais la différence majeure qui rompt drastiquement avec ce qu'on a vu auparavant, c'est la localisation de l'histoire. Passé l'introduction sous forme de flash-back, le générique et un court passage dans la Loge Blanche, on débute par une scène silencieuse et anodine sur White Tail Mountain, avant de plonger dans la nuit illuminée de New York, puis on se rend au Dakota du Sud, puis à Philadelphie, etc. Si Twin Peaks reste le centre névralgique de l'histoire, il n'est plus le seul espace à filmer. On le comprend assez vite, plutôt que de présenter chaque élément en bonne et due forme avec une contextualisation et une exposition, The Return lance plusieurs sous-intrigues in media res qui devront se rejoindre dans la ville qu'on connaît. C'est évidemment déroutant, mais c'est aussi une structure en forme de puzzle qui sied à merveille au statut de film de l’œuvre, plutôt qu'à celui de série. La narration, comme on le découvrira, est d'ailleurs éclatée, avec un montage non-chronologique y compris pour les scènes faisant intervenir un même personnage. On est là encore bien loin de la linéarité de la série originale.


Ces espaces, une fois de plus, empruntent aux autres œuvres de Lynch : les villes tentaculaires que sont New York et Las Vegas, on en trouvait dans Mulholland Drive ; les déserts parsemés de routes et motels, dans Lost Highway et Sailor & Lula ; la Loge Noire, désormais digitalisée et débarrassée du caractère anxiogène qu'elle revêtait dans l'épisode final de la série, évoque INLAND EMPIRE et ses récents courts-métrages numériques ; la Loge Blanche et la prison entourée d'un océan violet, Eraserhead, The Grandmother et ses premiers courts expérimentaux.


Cependant, à cette froideur déstabilisante finira par se substituer une légèreté similaire à celle qu'on connaît, mais il faudra pour cela accompagner Dale Cooper dans son retour au monde réel. La Loge Noire, ainsi, paraît plus surréaliste que jamais, avec son nain transformé en arbre électrique, ses rideaux en images de synthèse et ses effets spéciaux artisanaux. On n'y retrouve plus le malaise de la série, mais cette nouvelle version témoigne de la volonté de Lynch de se renouveler et d'adapter ses anciennes obsessions à des préoccupations plus récentes, celles qui traversaient ses récents courts expérimentaux, avec un résultat certes un peu plus abscons. La radicalité augmente d'un cran quand l'agent du FBI se retrouve projeté sur un mystérieux balcon surplombant un océan violet. L'image tressaute, les couleurs sont saturées, l'atmosphère se remplit de bourdonnements, et une femme muette aux yeux cousus tente de communiquer tandis que de violents coups se font entendre contre une porte. La séquence est impressionnante, témoignant d'une évolution artistique de la part du réalisateur, qui ne se contente pas de s'éloigner de la série originale mais continue de proposer des formes nouvelles. L'endroit prend d'ailleurs le contre-pied de la Loge Noire, puisqu'il oppose à l'artificialité numérique de celle-ci une architecture plus palpable, avec néanmoins une esthétique artisanale, comme si les murs étaient dessinés à la main.


Twin Peaks prend alors un tour cosmique quand Cooper est amené à franchir une trappe au plafond et découvre que la pièce qu'il quitte se situe désormais à l'intérieur d'une cabine flottant dans l'espace, mais c'est la séquence suivante qui plus que jamais démontre les ambitions cinématographiques de cette suite. Alors qu'il est redescendu dans la pièce, désormais débarrassée des flashes lumineux et des saccades, il s'approche d'une sorte de dispositif électrique encastré dans un mur et s'y fait lentement aspirer, tandis que des coups sourds continuent de résonner et qu'une femme (jouée par Phoebe Augustine, l'interprète de Ronette Pulaski) exhorte l'agent à se dépêcher. La scène est surtout remarquable en terme de montage : l'alternance des plans entre un Cooper au crâne de plus en plus déformé, son double roulant dans le désert et pressentant son retour dans la Loge Noire, et les orifices que sont l'installation murale et l'allume-cigare accompagnés de vibrations électriques, jusqu'à ce que l'agent finisse par être totalement absorbé et que la voiture de son doppelgänger subisse un accident tandis que celui-ci crache son garmonbozia, dépeint le retour dans le monde réel comme une véritable épreuve, un bouleversement de l'ordre naturel jusqu'au-boutiste et esthétiquement admirable. Il en est de même en terme de narration puisque quasiment aucune parole n'est échangée pendant une vingtaine de minutes et que cette scène est immédiatement suivie par la rencontre avec un troisième Cooper, qui est presque aussitôt éjecté du récit alors que ni lui ni sa compagne à l'écran n'ont été présentés. Qui est ce Dougie Jones, pourquoi a-t-il l'apparence de Cooper ? Rien ne l'indique précisément hormis les paroles sibyllines du manchot dans la Loge Noire, qui lui fait face après que le vrai Dale l'ait remplacé à Las Vegas en sortant d'une prise électrique (énième séquence hallucinante...) et avant que lui-même voie son corps s'évanouir et sa tête disparaître. Autant de moments indescriptibles qui ne réclament jamais l'usage de la parole : Lynch fait confiance à ses spectateurs pour comprendre par eux-même ce qui ne nécessite pas d'être explicité.


Il s'avère malgré tout au terme de ce fracassant retour à la réalité que la fascination glacée qu'on pouvait ressentir à la vue de cette nouvelle version de Twin Peaks n'était au fond qu'une fausse piste : il aura fallu moins de trois heures à Lynch pour créer un monde total, cadre dans lequel les personnages vont pouvoir évoluer et de nouveau exprimer un éventail d'émotions, à la manière de la série. Cette étrange radicalité, faite de longs silences, de visions d'horreurs, de miettes d'intrigues et de manifestations occultes, n'était que la gigantesque ouverture précédant le retour des habitués de Twin Peaks, le passage nécessaire avant de retrouver un monde plus normal. Enfin les rires vont pouvoir fuser et les larmes couler, tandis qu'on pénétrera petit à petit dans la ville qu'on connaît et qu'on renouera avec ces figures familières. Si la musique de Badalamenti reste clairsemée, le verbe revient pour contrebalancer le laconisme de certains, et souvent au bénéfice de l'humour : les insultes de Diane, les blagues d'Albert, le monologue de Wally Brando face à un shérif désemparé, les banalités redneck des Hutchens, l'empressement de Janey-E à monopoliser la parole en y déversant tout son stress ou encore les réflexions des frères Mitchum, exprimant régulièrement à voix haute leur impatience face à des scènes qui s'éternisent ou leur incompréhension devant des éléments surnaturels qu'ils ne comprennent pas, clins d’œil méta aux spectateurs, permettent souvent de déployer le talent comique d'acteurs dont on ne soupçonnait pas forcément le potentiel – et notamment Naomi Watts et Jim Belushi.


(...)

###



Par manque de place (Twin Peaks : The Return ne dispose pas de sa propre page bien qu'il s'agisse d'une œuvre distincte de la série), la suite de ce texte est lisible ici.

Skipper-Mike
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le 15 août 2017

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