Une salle de classe, chaque élève répond à l’appel de son nom. Quelqu’un se présente à la porte, c’est un des policiers de la ville qui s’entretient à voix basse avec la professeure. Au même moment, un cri d’horreur retentit, tous les regards convergent vers la fenêtre où l’on voit dans la cour une lycéenne passer en courant, le visage dissimulé dans ses mains. On suit alors les yeux inquiets d’une jeune fille allant de la chaise vide qui se trouve à sa droite à l’un de ses camarades, en quête d’une expression qui lui donnerait une explication. Elle n’aura que la réponse que lui susurre son intuition, quelque chose de terrible est arrivé. Elle ramène son bras contre elle, saisit son poignet dans un geste de repli. Elle laisse échapper un sanglot, suivi par d’autres… un nom : Laura.
Twin Peaks c’est la combinaison magique d’une musique : celle d’Angelo Badalamenti, d’un scénario : celui de Mark Frost composant des identités loufoques pour les habitants de sa petite ville, et d’une réalisation : celle de David Lynch maître visionnaire à l’esthétique onirique. Twin Peaks c’est aussi ce sentiment confus du surnaturel qui affleure notre monde, de forces qui peuplent les bois, comparables à celles qui peuplent nos rêves. C’est la beauté d’un univers où tout ne peut être saisi immédiatement, où les paroles, les gestes sont cryptés et n’ont pas qu’une seule signification. La clé du cinéma de David Lynch ça a toujours été ça, jouer avec les limites du rêve et de l’imaginaire pour les insérer dans le réel. Alors dans cet univers de sens où l’on ne parvient pas toujours à percevoir ce qui tient du rêve et ce qui tient du réel, il s’agit de se fier à son intuition et de saisir les indices jamais laissés au hasard pour recomposer son interprétation. On ne fait jamais le tour d’un univers lynchien.
Twin Peaks, est-ce l’histoire de la petite fille qui vit au bout du chemin ? Celle de Laura Palmer, la grande absente de la série et qui, pourtant, est le sujet de chaque pensée, chaque conversation ? Il semblerait bien que ce soit de celle-ci qu’il s’agisse, la série s’ouvre sur le matin où l’on découvre son corps, enveloppé dans du plastique. Cette reine de beauté assassinée, c’est une abomination pour la petite ville de Twin Peaks où il n’arrive jamais aucun drame. Laura Palmer n’avait que 17ans, pour tous, elle était l’incarnation de la bonté, de l’innocence, reconnue pour ses services rendus bénévolement à la collectivité. Elle était l’amante de tel ou tel garçon de son lycée, la meilleure amie de Donna Hayward. Mais que faire de ces informations ? Ce n’est jamais que ce que nous révèlent les habitants de Twin Peaks, comment se frayer un chemin dans ces multiples récits, souvenirs qu’ils nous révèlent pêle-mêle, se contredisant souvent ? Alors il nous faut un guide pour approcher le mystère de Laura, ce sera l’agent du FBI Dale Cooper. Son arrivée à Twin Peaks pour enquêter se fait le jour même, et on ne pouvait rêver d’un meilleur guide. Cooper a fait un rêve il y a trois ans qui l’a sensibilisé à la cause des tibétains, dans ce même rêve il aurait appris « une technique de déduction par le subconscient impliquant une symbiose entre le corps et l’esprit ainsi qu’un niveau d’intuition élevé ». Nul n’est mieux placé pour percer à jour les secrets de l’adolescente défunte. Il faudra une dose de surnaturel, d’extraordinaire pour lever un à un les voiles disposés à dessein pour dissimuler le drame de son existence. Il n’y a que deux espèces d’hommes qui peuvent voir ce que voit Cooper : ceux touchés par la grâce, ou les maudits. Son degré supérieur de conscience et d’intuition le porte aux frontières d’un autre monde inaccessible au commun des mortels. C’est dans cette antichambre, faite de rideaux rouges et au sol traversé de lignes brisées noires et blanches, que notre enquêteur se voit confier un à un les indices le rapprochant de l’identité du meurtrier.
Pourtant ça ne peut pas être que la quête d’un meurtrier, Twin Peaks, David Lynch et Mark Frost n’ont jamais voulu que leur série se réduise à ça. Alors que les séries TV ont le vent en poupe, Twin Peaks est né d’une volonté commune de créer une œuvre d’un nouveau genre. Si la série reprend quelques codes du soap opéra, notamment dans l’importance qu’elle donne aux histoires d’amour et de trahison des protagonistes, c’est pour mieux les casser, voire les parodier. Mais c’est la rupture avec les codes de la série policière qui est la plus nette, Laura Palmer ne devait pas être une victime « consommable » comme les autres. Dans la plupart des séries, le serial killer enchaîne les victimes, interchangeables, on ne s’attarde pas sur leur cas, sur ce que leur mort a changé. Twin Peaks c’est la ville où chaque vie compte, où les habitants sont tous impactés par la mort de l’un d’entre eux. Comme le dira l’agent Cooper, il n’avait jamais vu d’endroit comme celui-ci. Twin Peaks c’est l’exception, c’est la vengeance des victimes trop vite « consommées » pour l’intérêt d’une intrigue et trop vite oubliées. Laura Palmer est bien le personnage principal, car même morte, c’est son identité complexe et torturée qui nous intéresse et nous passionne. Parce que Laura a quelque chose à nous révéler sur elle-même, mais aussi sur notre monde et sur nous-mêmes, on le saisit rapidement.
Twin Peaks c’est un peu une métaphore de notre monde. Tous mettent en garde l’agent Cooper qui s’émerveille de la beauté de la forêt de Twin Peaks, il y a une force terrible qui habite dans ces bois, un mal toujours prêt à frapper. S’il y a une part de surnaturel dans l’univers qu’ont créé Lynch et Frost, on ne doute pas un instant que ce mal est celui de notre monde, c’est notre ennemi naturel à tous qui se trouve dans la forêt, prêt à fondre sur les âmes fébriles au courage imparfait. Ce que Twin Peaks nous dit, c’est que tout être est fait d’une part de Lumière et d’une part de Ténèbres, et que notre monde est le théâtre de l’affrontement de ces deux forces qui coexistent. Ce thème cher à David Lynch, que l’on retrouve dans toute sa filmographie, nous intéresse pour saisir l’ambivalence de la nature humaine, c’est elle qui est responsable des drames. Alors on est fasciné par le génie du réalisateur qui fait s’incarner ce mal dans des entités : Bob, Judy. Pour les saisir je reprendrai l’analyse de Pacôme Thiellement qu’il développe dans Trois essais sur Twin Peaks. L’entité Bob représente une forme de mal actif : c’est la violence à l’état pur, celui qui viole et brise des vies pour se sustenter de la douleur qu’il crée. En revanche l’entité Judy, qui est essentiellement développée dans la saison 3, serait une forme de mal passif, c’est le mal le plus insidieux puisque c’est le complice de Bob, c’est le témoin qui laisse les abominations se jouer sous ses yeux. Et alors on se rend compte que le mal le plus dangereux n’est pas tant celui qui exerce une coercition physique que celui qui crée les conditions de possibilité de cette coercition.
Il y a des victimes de ces ténèbres : dans la saison 1 et 2, c’est Laura Palmer, l’innocence brisée pour satisfaire l’appétit de son meurtrier, dans la saison 3, qui nous replonge 25 ans plus tard dans un Twin Peaks métamorphosé par le temps, ce n’est plus une victime, mais des milliards de victimes. Alors ce n’est plus seulement la petite ville où il fait bon vivre qui est le théâtre de l’affrontement du mal, mais notre monde, le monde de Judy. Nos repères ont disparu et l’on arpente, un peu confus, des paradis artificiels (Las Vegas), des villes sans âmes (Buckhorn), des campings où la misère sociale est immense. Le message des réalisateurs n’est plus exactement le même : si la nature humaine dans toute son ambivalence nous importe toujours, c’est peut-être davantage les répercussions de notre aveuglement qui doivent être montrées. Nous avons laissé les Ténèbres avancer, notre monde c’est celui de la violence, de la pauvreté banalisées, où les enfants vont souffrir. Cette saison 3 ce n’est pas la continuité du Twin Peaks que nous connaissions, l’intérêt n’est pas de satisfaire la nostalgie des fans mais d’éveiller notre conscience sur la lutte qui se déroule sous nos yeux et de voir que le Mal progresse à chaque fois que nous détournons notre regard. Cette incitation à prendre part c’est le message ultime de Lynch et Frost, il n’y aura pas de relâchement des Ténèbres.