Utopia
7.9
Utopia

Série Channel 4, Arte (2013)

Agir « pour le plus grand bien »... ou les limites de l'utilitarisme radical

Beaucoup de choses ont déjà été rapportées sur cet Ovni du petit écran. Que de plus…


La réalisation est excellente à bien des égards.
Elle se distingue tout d'abord par le cadrage, avec des panoramas très larges pour mettre en exergue la solitude des personnages dans un monde hostile, ce couplé avec un format cinémascope habituellement dévolu au cinéma. On peut également noter l'utilisation de couleurs fortement saturées, conférant un côté « roman graphique » à la série.
À cette mise en scène atypique vient s'ajouter une excellente bande-son, empreinte d'un style électro-mélancolique qui fonctionne à merveille. On a par exemple un contraste saisissant entre le thème principal, très stimulant, et des morceaux plus planants, tel "Meditative Chaos". L'ambiance, donnée certes difficilement quantifiable dans la mesure où son appréciation varie sensiblement d'une personne à l'autre, est de ce fait assez unique.
Ne serait-ce que pour ses qualités esthétiques, ce feuilleton mérite d'être vu.


Si la forme s'avère excellente, le fond l'est tout autant. L'histoire, extrêmement prenante, est axée sur une théorie du complot suffisamment bien pensée dans ses tenants et aboutissants pour qu'on finisse par la trouver crédible. Malgré cette base conspirationniste assumée, jusqu'au nom de l'organisation qui tire toutes les ficelles, « Network », on ne sombre pas dans une confrontation manichéenne entre ce groupe d'un côté et les gentils de l'autre.
L'intrigue ne cesse d'enchainer les coups de théâtre, trahisons et contre-trahisons, à l'instar d'un scénario de Hajime Isayama, auteur de "L'Attaque des Titans". Les similitudes entre le dernier acte de ce fameux manga et le feuilleton anglais sont d'ailleurs assez troublantes.La série nous emmène ainsi à un point tel qu'on finit par ne plus savoir sur quel pied danser, à qui donner raison et pour quelle faction prendre parti. Elle repousse les limites de la morale et interroge notre rationalité. À une ère plus que jamais marquée par l'essor de la collapsologie face à un possible effondrement de nos sociétés industrielles du fait de la raréfaction des ressources et d'un réchauffement climatique causés par nos modes de vie, "Utopia"se distingue par son avant-gardisme et sa vision "écologiste" radicale, quitte à ce que les solutions proposées soient choquantes ou sujettes à caution. Outre son caractère discutable sur un plan éthique, on est par exemple en droit de se demander dans quelle mesure un projet de stérilisation de masse peut être vraiment considéré comme une méthode plus « douce » qu'une entreprise d'extermination, sans compter tous les effets indésirables d'une transition démographique inversée, ce qu'illustre déjà à merveille le vieillissement de la population en Europe. On peut ainsi pinailler sur certains éléments, mais l'intrigue dans sa globalité n'en demeure pas moins solide et passionnante.


Cette trame est d'autant plus captivante qu'elle bénéficie d'une excellente entrée en matière. Le pilote est l'un des plus percutants qu'il m'ait été donné l'occasion de voir dans le domaine sériel, ne serait-ce qu'avec son ouverture « choc », qui annonce littéralement la couleur. Dès le début, le ton est donné. Ce premier épisode est déjà un parfait condensé du feuilleton dans son entièreté, entre une intrigue tortueuse alors qu'elle vient tout juste d'être posée et une séquence de torture sans concession. On a beau jouer les effarouchés face à la violence d'un programme comme "Game of Thrones", cette dernière reste filmée et appréciée avec une relative complaisance, comme si elle faisait partie du charme « exotique » de la série. Et je ne parle même pas de "Spartacus"... À l'inverse, dans "Utopia", cette violence est toujours froide, mécanique, voire clinique.


Un des autres grands atouts du show télévisé n'est autre que sa galerie de personnages, à commencer par le « couple » de tueurs faisant d'abord office d'antagonistes récurrents. L'un s'avère être un assassin dénué de toute forme de scrupule, procédant à ses exécutions avec un détachement surréaliste, sorte de quintessence du flegme britannique. À contrario, nous avons le très perturbé Arby. personnage des plus pathétiques et flippants, avec cette phrase qu'il ne cesse d'énoncer, tel un leïmotiv : « Where is Jessica Hyde ? ». La question qui tue... littéralement. Ce personnage laisse une marque indélébile et connait une évolution intéressante tout au long des deux saisons qui composent la série. L'un des principaux protagonistes, le conspirationniste un peu pataud et asocial qu'est Wilson Wilson, est lui aussi assez inoubliable et offre une trajectoire des plus spectaculaires.


Parmi les scènes les plus marquantes de la série, on peut citer une conversation téléphonique couplée à une séquence de meurtre mi-choquante, « mi-cocasse », ou encore une discussion de prime abord anodine entre une mère de famille et l'un des tueurs du Network dans un aéroport. Cette dernière joue à merveille sur l'ironie dramatique si chère à Alfred Hitchcock et provoque un malaise palpable. Elle n'est de surcroît pas sans rappeler une certaine scène du film "No Country for Old Men" des frères Coen.
Par delà un certain goût pour la provocation, des instants comme celui-ci sont importants dans la mesure où ils contribuent à ébranler nos certitudes, mettant par exemple l'accent sur les externalités négatives liées au simple fait de donner la vie. Mais ce n'est pas parce qu'elle expose l'idéologie motivant les agissements des antagonistes que la série vient pour autant les cautionner, bien au contraire. Elle tend plutôt à souligner les limites d'un raisonnement utilitariste poussé dans ses derniers retranchements, par opposition à la morale kantienne. Toutefois, ceux qui prétendent « faire le nécessaire » et agir « pour le bien de tous » mettent parfaitement le doigt sur les apories intrinsèques à cette bonne morale. Le confort mental du spectateur est mis à mal et c'est en dernier lieu à lui qu'il revient de faire un choix et prendre position.


On peut regretter que ce programme ait été annulé après seulement deux saisons, mais c'est sans doute un mal pour un bien dans la mesure où l'oeuvre conserve ainsi une certaine aura, avec son côté « inachevé », sachant qu'une réitération des mêmes ficelles scénaristiques aurait pu déboucher sur répétitivité et baisse qualitative. Bien sûr, ce feuilleton n'est pas sans défauts, entre plusieurs personnages qui tendent à échafauder des plans inutilement compliqués ou des raccourcis scénaristiques parfois grossiers. Ajoutons à cela le fait que certains protagonistes fassent office de véritables girouettes.


Néanmoins, malgré ces menus défauts ci et là, "Utopia" n'en demeure pas moins une très bonne série qui a su vraiment faire preuve d'originalité et d'audace. Une très bonne pioche.

Créée

le 25 juin 2017

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