Dans la série 'les oligarques sont aussi des personnes', voici cette fois le portrait assez réussi de la reine Victoria, cette figure féminine à l'anglaise inoubliable, qui a marqué son temps et imprimé sa patte dans nombre de fictions, qu'elle copine avec un jeune indien dans ses vieux jours ou mène sa cour à la baguette. Je vais commencer par évoquer la première saison, qui lorgne éhontément du côté de Dontown Abbey, en ce qu'elle plante un décor un peu suranné et passablement mièvre : d'un côté, la noblesse anglaise et plus généralement européenne, corsetée et pincée, qui nage dans un luxe extravagant comme si elle habitait encore à Versailles, habillée de tentures à rideaux, et, de l'autre, ses domestiques, qui rasent les murs et hantent les couloirs en toute discrétion, jusqu'à ce que l'isolement du sous-sol les laisse déployer leurs travers les plus humains. Rien de bien neuf jusque là. C'est appliqué, pas infamant, même si des plans de coupe de synthèse viennent parasiter l'histoire en imposant des lumières complètement extravagantes que dément immanquablement le plan suivant. Exaspérant. Assassin's creed mouliné au stroboscope au milieu de Un peuple et son roi. Aucune cohérence climatique ou temporelle, ça tombe à chaque fois comme un cheveu sur la soupe. Sans compter que les vastes pièces du palais sont étonnamment vides, comme si le département mobilier était sous scellés. Dans cette ambiance un peu surprenante, les personnages se dessinent progressivement. On peut dire qu'on prend le temps de les caractériser : la jeune reine ( une précurseuse en matière de lentilles colorées ) qui doit s'imposer malgré son inexpérience, et son futur époux, dont on soupçonne qu'il peut déterminer combien d'allumettes sont tombées de la boîte au premier coup d'oeil. Heureusement, il y a lord M., le premier ministre campé avec flegme et élégance par une tête connue. A la fin de la saison, l'apprentie reine endosse résolument le costume un peu grand pour elle et nous laisse dubitatifs, tentés de ne pas renouveler l'expérience, même si on n'est pas complètement déçus. Juste pas complètement séduits non plus.
Saison 2. Ça commence bien mieux : nous voilà dans les colonies, on va voir un peu de pays. Et, de fait, exit Dontown Abbey et ses dentelles réduites à un périmètre d'un hectare, nous voilà passés du côté de The Crown, et la référence est bien plus intéressante. La question de l'esclavage s'invite dans cette deuxième saison et apporte un substrat bien plus fertile que les affaires de cœur des uns et des autres, même si elles n'ont pas totalement quitté l'écran, chez les domestiques comme chez leurs employeurs. La reine, judicieusement mariée, n'en éprouve pas moins quelques soubresauts émotionnels quand il s'agit de conserver à ses côtés sa gouvernante ou d'adopter une petite princesse africaine rescapée des répercussions de la traite des Noirs en Afrique. Autour d'elle, le frère ou le secrétaire particulier de son mari concentrent une bonne dose de contrariétés sentimentales pour soutenir l'attention des spectateurs au cœur tendre, tandis qu'au sous-sol, on hésite à ou on tente de s'enrichir coûte que coûte. Car l'argent amène confort et respectabilité. Ou pas, et cet hymne à la monarchie a au moins le mérite de poser la question. Après, il joue à fond sur la nostalgie d'un monde injuste mais facile à comprendre, traversé par des "valeurs" morales remises en question par l'ère industrielle à venir. On voit bien pourquoi ça résonne avec notre époque... Bref, finalement, ce qui avait commencé comme un livre de Danielle Steel a pris un peu d'épaisseur et trace son chemin, sans plus d'images de synthèse de mauvais goût, c'est un soulagement, et avec une abondance de mobilier qui occupe l’œil lors des rares temps morts. Bref, direction la saison 3 sans trop d'hésitation.
Saison 3 : Victoria est bien installée comme reine d'Angleterre et on voit mal ce qui pourrait enrayer sa mécanique politique bien huilée. Il fallait donc réintroduire des enjeux intimes, et c'est fait grâce aux dimensions nouvelles des personnages secondaires, notamment Feodora, sa demi-sœur intrigante, et Lord Palmeston, le flamboyant ministre des Affaires Étrangères. L'occasion d'induire certains remous dans la vie privée de la reine, d'une part, en mettant du rififi entre elle et son mari, mais aussi dans l'équilibre géopolitique de l'époque. Dans tous les cas, et si on considère également l'histoire de la dame de compagnie Mary, c'est la condition des femmes qui est interrogée en profondeur en même temps qu'évolue la situation internationale du Royaume-Uni. Toujours soumises à la tutelle masculine, même quand elles jouissent d'une position privilégiée : mariées de force, exilées, reléguées, diagnostiquées, enfermées, contraintes de mille façons, ce sont elles les véritables héroïnes de cette saison, qui s'attarde à considérer comment elles survivaient dans une société aussi ouvertement injuste. Reste le statut secondaire du Prince Albert, qui s'apparente finalement à celui d'une épouse conventionnelle, et démontre combien un homme soumis à pareille humiliation se débat pour ne pas sombrer, son honneur gravement compromis par son statut secondaire à vie. Bref, la saison 3 ne démérite pas et finit sur un coup de théâtre qu'il me faudra attendre pour voir démêlé car la 4 n'est pas encore disponible sur Arte.