"De petites occasions sont souvent à l'origine de grandes entreprises"
L'ambition initiale de 666 par le claviériste Evángelos Odysséas Papathanassíou, plus connu à l'époque sous le nom de Vangélis Papathanassíou, pourrait être résumée grâce à cette seule maxime de l'athénien Démosthène. En 1970, alors qu'Aphrodite's Child surfe sur le succès de ses deux premiers albums, il se lance dans la relecture de l'Apocalypse de Saint Jean. Interviewé à cette période, Vangélis confie qu'il voit dans les nombreux évènements bousculant la planète à l'époque une succession de faits dont le dénouement sera inéluctablement... la fin du monde ! Ainsi, la guerre du Viet-Nâm, les révoltes étudiantes, le fiasco du festival d'Altamont et les 70 000 morts du tremblement de terre de magnitude 7,9 à Ancash au Pérou seraient selon lui l'annonce précoce d'une fin proche : il décide pour l'occasion de se lancer dans l'écriture d'un concept-album (à l'heure où cette idée n'est que rudimentaire, encore camouflée par celle des Operas-rock) retraçant l'Apocalypse selon Saint Jean. Pour autant, Vangélis est lucide quant à la direction musicale à suivre pour crédibiliser au maximum un tel projet, et l'abandon de la pop édulcorée chère aux autres membres du groupe semble alors impératif. Les tensions présentes depuis It's Five O' Clock se voient alors accentuées, à tel point que la sortie de 666 en 1972 sera finalement posthume aux Aphrodite's Child, dès lors dissolus au profit de carrières relativement avantageuses financièrement, surtout pour Vangélis et le très francophone Demis Roussos.
"This work was recorded under the influence of Sahlep" ("cet album a été enregistré sous l'influence du Sahlep"). Longtemps soupçonné par l'opinion publique comme étant une drogue, la mention du Sahlep dans les crédits de l'oeuvre n'est en réalité qu'une provocation humoristique de la part des musiciens : il s'agit en fait d'une boisson turque à base de lait et de poudre de Sahlep, une racine qui permettrait de soigner le mal de gorge... Car si les membres du groupe traitent d'un sujet lourd avec lyrisme et beauté, ils n'en oublient pas moins de garder un certain recul drôlatique et frais sur leur vision de la prophétie. Le vieil adage de Diderot, "Ôtez la crainte de l'enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance", n'a jamais été aussi véridique qu'ici.
L'Apocalypse. Détruire le tout, créer le rien. Afin d'être en cohérence avec le sujet traité, les grecs se devaient de se métamorphoser, bouleverser leur ordre établi et en créer un nouveau, plus proche d'un mysticisme anarchique finalement très progressiste. Les 24 morceaux composant ce double album varient dans la durée, les influences et les intentions : voyageant de 14 secondes à 19 minutes, l'ensemble des compositions brasse une multitude d'univers musicaux différents qui laissent entrevoir la future oeuvre solo du prodige Vangélis. Quand jazz, psychédélisme, cantiques, musique expérimentale, musique orientale, pop et rock se mélangent en une seule entité avec talent et popularité, la répercussion en résultant se révèle exceptionnelle. 666 s'est vendu à ce jour à environ 20 millions d'exemplaires, et pourtant son exposition reste paradoxalement assez confidentielle : très rarement cité dans les ouvrages dédiés à l'histoire du rock progressif (et, pour les plus zélés, du rock en général), il est occulté par les carrières solo de Vangélis, par exemple responsable de la BO de Blade Runner, et de Demis Roussos, désormais analogue d'une variété guimauvesque pour mamies expirées.
666. Les chiffres maléfiques, le nombre de la Bête. L'hexakosioihexekontahexaphobique (ou, plus simplement, le phobique du nombre 666), effrayé par cette symbolique, fuira l'album comme la peste, car le titre n'est pas trompeur, bien au contraire ! Quatre compositions ont dans leur titre l'évocation de la bête ("beast"), sans oublier les quatre chevaliers de l'apocalypse ("The Four Horsemen"). L'auteur des textes, externe au groupe, se nomme Costas Ferris, et fournit au groupe des paroles d'une profondeur exceptionnelle, servies par une pléthore d'intervenants vocaux locaux dénichés par Vangélis, Irene Papas en première ligne, sur le déroutant "8 (Infinity)". "I am, I was, I am to come I was", telles sont les paroles que l'actrice scande pendant 5 minutes, 5 minutes intenses, vives et mortes d'un exorcisme étrange dont la teneur carabinée peut choquer les plus sensibles, exciter les plus dérangés et ennuyer les plus mélomanes. A l'instar du Stripsody de la cantatrice Cathy Berberian, un exercice vocal expérimental se résumant à l'énonciation d'onomatopées, ce titre, qui durait à l'origine 39 minutes (!), désarçonne et surprend. Si l'ensemble de l'oeuvre est originale (pléonasme), "8 (Infinity)" constitue le point d'orgue de la bizarrerie scandaleuse (peu de temps avant la sortie du disque, Vangélis a engagé un combat avec le label qui considérait cette piste obsène), finalement peu accessible aux oreilles musicales.
La création par l'inspiration. Peu de groupes de l'époque peuvent se targuer d'avoir réalisé une pierre angulaire de création, un parangon d'inspiration fertile. Les exemples d'efficacité musicale ne manquent pas dans 666. Au-delà de l'oeuvre dans son ensemble, de nombreuses pièces se suffisent à elles-mêmes : "Babylon" est une composition excellente et joyeuse à souhait, "Aegian Sea" aère l'album d'une ambiance aquatique et céleste, "Loud, Loud, Loud" ravive timidement mais sûrement la flamme hippie... Mais le véritable monument, l'explosion épique, l'exploit légendaire, c'est le fabuleux récit inquiétant des "Four Horsemen". Demis Roussos n'a jamais aussi bien chanté, illuminé comme un Jon Anderson sous LSD, et son compatriote guitariste Silver Koulouris livre des prestations inouïes sur ses solos spectaculaires, iréels. La magie intrinsèque à cette chanson est rare, beaucoup trop rare pour ne pas en profiter sans aucune modération. Pour ces seules six minutes, Aphrodite's Child mérite une place nettement plus importante dans le panthéon des grands du rock progressif, aux côtés des Yes, Genesis ou ELP.
On regrettera cependant l'absence relative du chant de Demis Roussos, absorbé par l'élaboration de son jeu de basse, qui limite ses apparitions à moins de la moitié de l'oeuvre. Le titre de 19 minutes placé en fin d'opus, "All The Seats Were Occupied" se révèle être un medley de certains passages de l'album, présenté sous la forme avantageuse d'improvisation. Cette pièce est superflue et pénalise légèrement 666 dans son ensemble. Le mélomane indulgent saura ignorer cette erreur pour se lancer à corps et âme perdus dans l'exploration d'une oeuvre sous-estimée, sous-exposée et surtout iconoclaste. Il faudra quelques écoutes au néophyte pour se faire totalement à l'univers déjanté de 666, mais le cas échéant il prendra un réel plaisir à se fondre dans l'atmosphère de croisée des chemins qui s'offre chaleureusement à lui.