Puisque je suis toujours dans les bons coups, l'écriture de cette critique, six ans après l'intérêt collectif de l'album, n'a pas grand chose d'utile en soi ; elle ne vise qu'à chercher à voir l'album sous un angle différent.
Le 25 Novembre 1970, alors que de l'autre côté du Monde un certain David Bowie commençait à peine une carrière prometteuse, une oeuvre d'art quasiment intemporelle était à peine achevée, envoyée à son éditeur. Elle transpirait, de tous les pores de ses pages, des thèmes existentialistes de la mort, de la résurrection, de l'amour et du nihilisme. Le même jour, son auteur allait vers une mort qu'il considérait inéluctable, prétextant le coup d'Etat pour justifier sa fin. L'ouvrage, c'était L'Ange en Décomposition, dernier tome de la Mer de la Fertilité, et son écrivain, Mishima Yukio, avait fait de sa mort une oeuvre d'art à elle seule, une oeuvre de théâtre tragique qu'il dirigeait de lui-même en en connaissant l'issue.
Vous pensez sûrement que je m'égare, mais je ne le pense pas. Bowie et Mishima partagent plus d'un point commun. Outre le refus partagé de se comporter selon les normes, d'un nihilisme qui pouvait confiner jusqu'à l'admiration pour le fascisme, d'une sexualité difficilement affirmée et de l'apparente fascination du chanteur pour l'écrivain (Bowie le citait souvent et allait peindre son portrait en 1977), c'est aussi leur mort, et la manière dont ils allaient l'utiliser comme objet de leurs derniers instants qui les lie. Donner un sens à quelque chose qui n'en a pas, la rendre artistique : l'art au service de la mémoire.
Sur ce point, comme pour L'Ange en Décomposition, ce n'est pas même Blackstar, le dernier album de Bowie sorti en Janvier 2016, qui est l'objet de l'attention de l'auditeur : c'est la mort de Bowie. Personne ne peut écouter à présent l'album sans penser à sa fin, car c'est la mort qui était l'objet de sa création. Du psychédélique titre éponyme au larmoyant Lazarus, en passant par les paroles sans équivoque de Dollar Days, la focale n'est centrée que sur une fin inéluctable. De fait, en tant qu'auditeur, je ne saurais pas définir la qualité de Blackstar en dehors de l'issue fatale de son géniteur. Qui le pourrait ? Même en voulant rester « objectif » (quoi que ça veuille dire), peut-on réellement séparer l'un de l'autre, sachant que c'était la mort comme objet qui justifiait, qui motivait la création ?
Et puis, même dans une dimension objective, on ne peut pas critiquer grand chose de l'album en lui-même. Dans Blackstar, aucun des sept titres ne semble à jeter, car tous se complètent. Même Sue (Or in a Season of Crime), le moins bon de tous (probablement par un son très décalé de celui des autres titres), a quelque chose de pressant, d'urgent. Pourtant, la première version, de 2013, plus jazz et à l'orchestration plus puissante, aurait tout aussi bien pu coller à l'ambiance de l'album.
Au vu de l'état avancé du cancer de Bowie lors de l'enregistrement, on ne peut pas vraiment dénigrer ses capacités vocales. Cette voix un peu affaiblie a même quelque chose de terriblement authentique à l'approche de la fin, comme le Lady in Satin de Billie Holliday dans un autre contexte. En dehors de Sue, les titres sont dans une orientation jazz très affirmée, expérimentale dans Blackstar, lancinante dans Lazarus, folle dans 'Tis a Pity She Was A Whore, présente de manière plus éparse dans les autres titres, notamment par la présence du saxophone ténor de Donny McCaslin. Etonnant par ailleurs que Bowie n'ait fait un album de Jazz expérimental que maintenant : pour un artiste biberonné dans sa jeunesse à Dolphy et Coltrane (décidément faudra que j'arrête d'en parler), il en avait dans sa carrière gardé l'avant-garde mais mis le jazz un peu à distance, modérément présent.
Parce que la mort était le thème, en filigrane, de l'album, qu'il est devenu objet de musique, mon appréciation est forcément biaisée. Mais on ne peut pas ne pas être ému par au moins un titre de ce testament musical. C'est pour ça que je ne peux pas réellement comparer le Chant du Cygne de Bowie à Innuendo, le dernier album de son génial contemporain Freddie Mercury. Fauché par une maladie injuste dans un âge rempli de promesses, Mercury a disparu en laissant derrière lui un album collectif, celui de Queen, réalisé bien avant son dernier souffle, et où sa relation avec la vie et la mort (The Show Must Go On, These Are The Days of Lives) se combine à d'autres titres ayant d'autres objectifs (Innuendo), et, il faut le dire, quelquefois inégaux (Headlong, I'm Going Slightly Mad).
Bowie, lui, achevait cet opus à la fin d'une vie incroyablement remplie. Entre la jeune silhouette androgyne du chanteur de Space Odyssey et l'ombre squelettique de Lazarus, le génie a pris différentes formes, tel un caméléon, de l'extra-terrestre au quasi-sataniste, du rêveur au désabusé, du Major Celliers au "Prophète" de Blackstar. Mais malgré toutes ses métamorphoses, quelque chose le définissait malgré tout : son incroyable, impitoyable liberté. En regardant les commentaires du clip vidéo de Blackstar, j'étais étonné par le nombre de commentaires de génies qui hurlaient au satanisme et que Bowie aurait dû se repentir auprès de Dieu (en bref, la crème de la Bible Belt). J'étais content de les voir. Parce que cela signifiait une chose : Bowie ne rendait toujours pas indifférent. Il était encore à l'avant-garde, voulait toujours choquer, même jusque dans ses derniers instants. Parce que c'était l'extension la plus ostensible de sa liberté de création. Et jusqu'à ses derniers instants il ne l'aura jamais renié.
Ain't it just like me ?