Que ressent-on quand notre corps nous trahit ? Que ressent-on quand, celui qui devrait être notre plus fidèle ami, se retourne contre nous ? C'est la question à l'origine de Bestial Burden, le second album de Margaret Chardiet sous le nom de Pharmakon. Tout juste un an après le déjà formidable Abandon, ce disque est un nouveau hurlement de douleur, encore plus radical. En effet, durant l'année écoulée, Chardiet a soudainement eu besoin d'une importante opération chirurgicale. C'est en regardant des photographies prises durant l'intervention qu'elle a commencé à se représenter son corps comme une entité totalement indépendante de sa conscience. Une machinerie extrêmement complexe, dont le moindre rouage peut craquer à tout instant, sans que notre esprit puisse contrôler quoi que ce soit. Pire encore, selon l'auteur et comme l'évoque clairement le morceau Body Betrays Itself, le corps peut sciemment se saboter.
Bestial Burden évoque cette vision paranoïaque de l'organisme. Dès le premier morceau, le très court Vacuum, nous sommes accueillis par une respiration paniquée, comme au bord de l'étouffement. Puis c'est le rythme de Intent or Instinct qui se construit peu à peu, à la fois industriel et tribal. Au bout de quelques minutes, le hurlement distinctif de Margaret Chardiet surgit. Il n'a jamais été aussi viscéral et déchirant. C'est le son d'une souffrance indicible et pourtant impossible à contenir. Le mélange d'effroi et d'empathie qui saisit l'auditeur redonne ses lettres de noblesse à la notion de catharsis. Le "single" issu de l'album, Body Betrays Itself, ne dure que cinq minutes et représente la quintessence du style de Pharmakon ; le battement rythmique et le cisaillement électrique sont surplombés par le chant, entre scansion et cri, de Chardiet.
Écouter Pharmakon tient de l'expérience horrifique et les deux minutes de Primitive Struggle sont une forme d'apothéose. Cela consiste en une toux effrayante, comme une agonie, une bataille pour la survie face à la mort imminente. Autoimmune accueille avec un rythme martial et un sifflement aigu quasi insupportable. Mais ce sont les vocalises de sorcière qui maintiennent l'attention jusqu'au terme de l'épreuve. On est ici proche d'une sorte de sabbat ancestral, menaçant et irrésistible. Le dernier morceau porte le même nom que l'album, Bestial Burden. Pharmakon y intervient sur le ton de la conversation, puis passe peu à peu à l'invective, avant de partir dans un fou-rire nerveux qui se multiplie, se superpose sur de longues minutes, créant un maelstrom qui projette la fin de l'œuvre dans la folie, sur des échos de marche funèbre.
Le disque dure moins d'une demi-heure, ce qui est largement suffisant quand les émotions convoquées sont aussi intenses. Plus encore qu'Abandon, Bestial Burden possède une unité thématique qui renforce l'impact des compositions. Partager l'exorcisme de l'artiste ne sera pas donné à tout le monde. Il faut sans doute une certaine proximité d'esprit et le désir de se confier corps et âme à l'expérience proposée. A notre époque, on ne retrouve une telle force que chez Swans, dont Pharmakon a assuré les premières parties en Europe. Un rapprochement logique qui relie des artistes dont le travail dépasse de très loin les cadres du divertissement ou de la banalité. Malgré les atrocités exhibées, dès la pochette, celui qui entre dans Bestial Burden ne doit pas abandonner tout espoir. Au contraire, notre fardeau paraîtra moins lourd en le confiant à Pharmakon, pour qu'elle le porte avec nous l'espace d'un instant.