Black Light
6.9
Black Light

Album de Groove Armada (2010)

Il y a des avis qu'on peut donner juste après avoir découvert une œuvre, quand celle-ci est suffisamment immédiate pour qu'on en décèle, sans trop de recul, les qualités et les défauts. Et puis, il y a celles qu'il vaut mieux laisser mijoter avant de juger. En général, les albums de Groove Armada se classent dans la première catégorie : easy listening à gogo, rythmes simples, gimmicks à la fois prévisibles et entraînants. Si le duo britannique occupe une place aussi importante dans le paysage électro mondial, c'est précisément grâce à, ou à cause de cette immédiateté qui fait leur marque, qui permet de cerner très vite le produit, de décider dès la première écoute si on va aimer ou détester. C'est cette simplicité d'écoute qui, depuis leurs débuts, leur fait valoir autant d'éloges que de reproches, les uns louant leur style à la fois primaire et raffiné, les autres regrettant une accessibilité presque trop immédiate pour être honnête. La majorité, elle, tombe fréquemment sur des morceaux de Groove Armada, au cinéma (dernièrement chez Michael Mann ou Guillaume Canet), dans les jeux vidéo (le titre « Madder » a servi de couverture au lancement de Rayman 3) ou la publicité, sans soupçonner qu'ils proviennent du même groupe... ce qui est compréhensible, car l'éclectisme est aussi ce qui les caractérise.

De la dizaine d'albums que le duo a produit en une décennie, on en retiendra trois, particulièrement : Vertigo (1999), Love Box (2002) et Soundboy Rock (2007). Trois albums se distinguant notamment par l'intervention de pistes organiques (instruments ou chanteurs) au milieu d'une électro bien brutale confinant parfois à la techno. Ce n'est jamais que quand ils font cohabiter vivant et synthétique que Findlay et Cato parviennent à faire réellement quelque chose de magnifique, de durable. En quelques morceaux emblématiques (At The River, Easy, Think Twice, If Everybody Looked The Same...), ils ont imposé une patte, quelque part entre pop, dance et électro, des titres à la fois incroyablement énergiques, motivants, immédiats, mais d'un autre côté mélancoliques, contemplatifs, invitant à une certaine rêverie. Leurs meilleurs titres se rejoignent dans cette écoute à la fois fun et triste, parfois sublimée par de douces voix féminines (ou masculines) au timbre légèrement brisé – l'une des plus belles restant Hands of Time, pour laquelle Michael Mann a eu un coup de foudre au point de l'insérer dans son film Collateral, rythmant superbement une ballade en taxi nocturne. En faisant appel à la voix et à l'instrumental « vivant », Groove Armada a signé, au milieu de nombreux morceaux plus bourrins et anecdotiques, des titres appartenant à des genres variés (blues, rock, dance, pop, rap, parfois reggae) se rejoignant dans une qualité d'écoute considérable. L'intérêt de Black Light, leur dernier album (2010, à considérer en duo avec son jumeau White Light sorti au même moment) est qu'il se consacre exclusivement à ce genre de morceaux, abandonnant le côté night-club discount un peu abusé de certaines de leurs autres productions récentes (parmi lesquelles une montagne d'EP oubliables) pour revenir à la classe des pistes chantées de Vertigo et Love Box... en mieux.

Que dire au sujet de Black Light ? Depuis les débuts de Groove Armada, sans être totalement conquis, on sentait chez eux un potentiel frisant l'indécence, des coups d'éclat lors de certains morceaux si forts, si nets, si entraînants... il suffisait parfois d'une voix de femme triste sur un sample de piano pour tout emporter. Sur Black Light et White Light, le duo a enfin osé ce qu'il aurait du faire depuis longtemps : se concentrer tout à fait sur la cohabitation entre organique et synthétique, rechercher au plus précis l'équilibre entre deux mondes sans rien sacrifier à l'easy listening qui fait leur marque. Comme on dit chez nos amis anglo-saxons, à ce titre, leur dernier album est une "milestone". Le genre d'album qui peut squatter un lecteur MP3 pendant trois ans sans qu'on songe à aucun moment à l'en dégager. Findlay, Cato et leurs chanteurs/euses ont abattu un boulot tout simplement hallucinant qui crée un gap phénoménal avec leurs productions précédentes. Perdu dans un point indéterminé du temps et de l'espace (on peut tout de même le situer dans les années 80-90), leur double album combine avec beaucoup de sensibilité, d'intelligence et d'instinct la chanson – la plupart des pistes sont en effet vocalisées – et l'électro pure. C'est assez mélancolique, fidèle au style qu'ils ont développé depuis la fin des années 90, avec des textes puissants auxquels donnent corps des voix éblouissantes. Les femmes, surtout, dans ce style un peu las et cassé, mais en même temps incroyablement mélodieux et inspiré, sont impressionnantes : tout l'album gronde de tristesse mais aussi de rage, de volonté. De Look Me In The Eye, Sister, qui introduit l'album, au superbe I Won't Kneel en passant par le très long et dansant Paper Romance, l'album baigne dans une sorte de féminité brisée mais acharnée qui prend aux tripes. On y retrouve ces légers trémolos douloureux, cet aspect presque tabagique et souffrant qui marquait dans leurs précédents succès Easy et Think Twice ; ceux-ci sont contenus, à la fois amplifiés et contrôlés par des instrumentaux d'une grâce assez hallucinante, qui donnent envie de danser et de plonger.

Avec les textes, qui pour la première fois ont été très profondément travaillés, les rythmes éblouissent par l'étude ultra précise dont ils ont été l'objet. Brutaux sans trop l'être, mêlant le sample et le vivant, ceux-ci sont extraordinairement envoûtants. Les synthés sont semblables sur l'ensemble de l'album, parfois légèrement grésillants ou dissonants pour accompagner les interprètes, évoquant par leurs longues notes uniformes une sorte de saut temporel dans un passé aux frontières troubles. Secondés par des percussions et guitares à l'inverse totalement organiques (on a l'impression que le batteur est là, à nos côtés), ils forment avec elles des mélodies transmettant une sensation délicieusement hybride. Selon son rythme, chaque morceau est situé à un emplacement défini entre danse et rêverie, cette dernière atteignant son sommet avec le superbe History, lent et langoureux, ici chanté par un homme (encore plus zen dans la version White Light). Les voix ont subi un léger post-traitement, très subtil, leur donnant un aspect électronique, une altération faisant parfois naître un sentiment d'irréel très doux. En une dizaine de pistes, Black Light réussit à passer par toutes les couleurs du prisme Groove Armada, à ceci près qu'ici sont proscrits les rythmes débilitants et autres plages de big beat crado qui entachaient, notamment, leur dernier gros album, Soundboy Rock... Il faut écouter, plusieurs fois, chaque chanson de l'album, qui dissimule un haut fait, que ce soit une couche rythmique cachée, un instrumental discret mais puissant, un petit cassement de voix touchant et perturbant.

Dernière chose : pourquoi deux albums ? Black Light est sorti en binôme avec White Light, la plupart des morceaux étant partagés. Black Light, en réalité, est le pendant organique de l'album, qui met l'accent sur des percussions vivantes et des passages chantés moins retravaillés. C'est le plus réussi des deux, celui qui exprime le plus clairement, et le plus finement, l'ambivalence de Groove Armada entre réel et synthétique. White Light, lui, est plus électro, les morceaux ont été remaniés pour être plus dansables, plus clairs. C'est le versant « tradition » du binôme, à peine moins mémorable mais tout de même immanquable. Dans l'idéal, les deux albums sont à écouter alternativement, chacun étant nourri du meilleur du style Groove Armada. C'est, de loin, le boulot le plus approfondi, le plus raffiné du duo. Ensemble, Black Light et White Light forment l'album de la maturité, celui qui consacre définitivement Cato et Findlay parmi les grands noms de l'électro britannique et, par conséquent, mondiale. Il ne reste, ici, guère de marge de progrès : on y a confirmation d'une extraordinaire polyvalence, d'un amour de la musique sous toutes ses formes, d'un refus de s'enfermer dans des schémas répétitifs qui distinguent du même coup Groove Armada de certains concurrents pourtant plus prestigieux. Avec une ou deux autres releases de cet acabit, le duo pourrait bien trouver enfin la notoriété publique qu'il mérite. C'est d'ailleurs bien parti, puisque Cato et Findlay ont chacun sorti, depuis, et indépendamment, deux travaux à ne pas rater : Times And Places pour l'un, Music For Pleasure pour l'autre, qui continuent de tracer un sillon à la fois très cohérent et très ouvert.
boulingrin87
10
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Créée

le 15 nov. 2013

Critique lue 240 fois

Seb C.

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