A Night at the Opera par Benoit Baylé
"Mythique, fabuleux, légendaire, phénoménal, chef d'oeuvre"... Consulter des écrits sur A Night At The Opera amène systématiquement le mélomane en soif de savoir à tomber sur ce genre de superlatifs, que la critique recycle pour chaque autre album qu'elle considère essentiel. Soit une pléthore d'entre eux. D'autres épithètes plus personnalisés, comme "joyeusement pompeux", "ambitieusement glorieux", "aventureusement radieux", apportent plus à la compréhension générale et l'appréhension pré-écoute de l'oeuvre (ce qui, on s'en doute, doit être très rare parmi nos lecteurs). Voilà des adjectifs qui ne sont pas sans rappeler une mouvance très en vogue au début des années 70, plutôt éloignée du hard-rock teinté de glam alors incarnée par Queen en 1974 : le rock progressif. Le mot est lâché. A Night At The Opera est un album de rock progressif, et ce dans son aspect le plus flamboyant.
En 1975, le genre est agonisant. Genesis vient de publier l'abscons et surfait The Lamb Lies Down On Broadway, Jethro Tull écrit un de ses plus mauvais albums, Ministrel In The Gallery, Emerson Lake and Palmer rencontre de nombreuses difficultés à en produire un cinquième et devra attendre encore deux ans avant de voir le double Works sur le marché et Yes s'enfonce un peu plus dans la voie de l'ésotérisme abusif avec Relayer, sorti un an auparavant. Dans ces conditions, écrire un album de rock progressif relève du suicide artistique le plus brutal, surtout pour un groupe à la popularité déjà bien assise dans son pays. Sera donc décidé, pour escamoter la dure réalité selon laquelle le groupe de hard rock Queen a écrit un album progressif, d'aposer la mention "no synthetiser" sur la pochette de l'album... Pas folle, la puissante maison de disque EMI évite ainsi la catégorisation directe de l'album au rayon "rock dépassé" et l'échec qui lui était prédestiné.
Pourtant, la sortie et l'invraisemblable succès de l'éternel single "Bohemian Rhapsody" aura prouvé une chose : en 1975, il demeure envisageable d'écrire une oeuvre progressive humble et populaire. Toutefois, cette chanson, réalisée uniquement grâce aux incessants efforts et persévérances du groupe, rencontra autant de difficultés à être enregistrée qu'à être passée sur les ondes, les dirigeants trouvant inconcevable de produire un single de six minutes. Il faut trois semaines à Freddy Mercury pour entrelacer les 120 voix composant le titre, mais pas seulement. Aussi responsable du reste de la composition, piano, basse et batterie compris (le solo de guitare est écrit par Brian May), "Bohemian Rhapsody" deviendra pour les autres membres du groupe "Freddy's Thing". Avec les six minutes les plus courtes de l'histoire des singles rock, sa chose gagne peu à peu le statut plutôt justifié de plus grande chanson radio de tous les temps (selon le Guiness Book des records 2002 et de nombreux sondages de popularité). A l'instar de "Bohemian Rhapsody", le reste de l'album est l'oeuvre quasi unique de Mercury. Le bassiste John Deacon annonce même lors d'interviews que la plupart des chansons avaient été écrites bien avant leur conception en studio. Ainsi éblouis par la qualité de la productivité miraculeuse de leur chanteur, les musiciens suivent le mouvement, la confiance aveugle. Saluons l'audace de la perte de contrôle.
A ce titre, A Night At The Opera est un somptueux dithyrambe sur l'effronterie. L'insolence de placer l'enlevée et ingénue "Lazing On A Sunday Afternoon" après la rageuse et violente "Death On Two Legs". L'impudence de faire suivre une apologie des voitures ("I'm In Love With My Car") d'une chanson destinée à la femme de John Deacon ("You're My Best Friend"). L'aplomb de ne posséder que deux titres de hard rock, pour un groupe qui en avait fait sa spécialité ("Death On Two Legs", "Sweet Lady"). Et enfin le culot d'oser le progressisme. Nous y revoilà. Car si la diversité instrumentale n'est pas frappante, celle des genres et des influences se retrouve au détour de chaque morceau, de la grandiloquence épique de "Prophet's Song" au piano-voix de "Love Of My Life", de la folk ensorcelante de "'39" à la naïveté au ukulélé de "Good Company". D'A Night A The Opera se dégage une aura semblable à celle des grands albums progressifs. A placer aux côtés de Free Hand, Masque ou Face The Music plus que de Hair Of The Dog, Sabotage ou Toys In The Attic.
Et une fois de plus, le mot "chef d'oeuvre" tombe...