Baxter, c'est l'Acide. N'allons pas par quatre chemins, c'est Paul Kantner qui le dit : c'est le petit nom donné par le groupe au diéthylamide de l'acide lysergique. "After Bathing at Baxter's" = "après avoir pris un trip". On ne saurait faire plus clair en terme de note d'intention, et le moins qu'on puisse dire c'est que le sextet californien se donne du mal pour respecter le cahier des charges. Leurs deux précédents albums, quoique traversé de fulgurances psychédéliques (je ne vous ferai pas l'affront de présenter "White Rabbit"), sont très marqués par la sensibilité à fleur de peau du fondateur du groupe, Marty Balin, et livrent leur lot de ballades sentimentales et de love songs folk-rock, parfois excellentes, parfois légèrement trop sucrées.
Quasiment rien de tout cela ici. "After Bathing..." est frappé au sceau de Paul Kantner, co-fondateur du Jefferson Airplane, chanteur, guitariste rythmique, mais surtout théoricien très enfumé, véritable conscience politique et psychédélique du groupe. L'album enregistré durant l'été 1967, été dont on peut considérer qu'il est simultanément le pic et le chant du cygne du mouvement psychédélique californien originel, s'applique à retranscrire musicalement les expériences sociales, sonores et chimiques vécues par le groupe, freaks parmi les freaks dans la grande tambouille hallucinogène de la Bay Area mid-sixties. Trips Festival. Ken Kesey. Acid Tests. Hell's Angels. Diggers. Fillmore. Avalon Ballroom. Owsley Acid. Grateful Dead. Haight Ashbury. Robert Crumb. Zap Comix. Rick Griffin. Free Clinic. Oracle. Psychedelic Shop. Golden Gate Park...L'heure n'est plus à susurrer des chansons d'amour hip, influencées par les Byrds et le blues : on expérimente à tout va, l'aventure intérieure du trip sous acide est la nouvelle frontière, autant dire qu'il n'y a plus de limite.
Tout en gardant la patte immédiatement reconnaissable de l'Airplane, notamment des harmonies vocales ici poussées à un niveau frisant parfois l'incantation, le groupe explose allègrement le cadre posé avec ses précédents opus. Dans la foulée des Beatles dont le "Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band" vient de changer radicalement la donne en terme de production, Jefferson Airplane s'approprie le studio comme un instrument à part entière, ainsi qu'un espace de recherche et d'expérimentations en tous genres. Il se murmure d'ailleurs que les quatre de Liverpool pointent parfois leur nez entre deux prises de guitares, et qu'on ne suce pas que des glaçons au studio RCA Victor. Si Al Schmitt est officiellement aux manettes, "After Bathing at Baxter's" est essentiellement une production collective où chacun.e apporte sa patte, ses idées, ses bricolages sonores, dans le plus pur esprit de partage communautaire en vigueur alors.
L'album est composé de cinq "suites" aux titres bigarrés ("Schizoforest Love Suite", "How Suite It Is"...) elles mêmes divisées en plusieurs morceaux, vocaux ou instrumentaux comme l'extraordinaire "Spare Chaynge" où Jack Casady (basse), Jorma Kaukonen (guitare) et Spencer Dryden (batterie) jamment pendant plus de 9 minutes et tutoient des galaxies proches de celles explorées live par leurs camarades du Grateful Dead, dont l'influence, durcie, n'a jamais semblé plus évidente. Tout est très électrique, depuis la saturation ouvrant le premier track de l'album comme pour balayer par la stridence l'ère révolue des bluettes, jusqu'au circonvolutions étranges et trippy de "Two Heads", en passant par le hurlement de disto lâché par Kaukonen sur "The Last Wall Of The Castle", où l'on peut identifier l'influence post-Monterey de Hendrix et des Who, autant que la fulgurance subliminale d'un proto-punk pas encore advenu. C'est juste, c'est puissant, c'est incroyablement moderne, très en avance sur tout ce que l'époque peut bidouiller en matière de rock psychédélique. L'ombre de Zappa plane sur le collage-foutoir "A Short Package Of Values Will Come To You Shortly", bizarroïde et jouissif . Chacun des membres du groupe est au sommet de son art (mention spéciale pour le tricot redoutable de la basse de Casady) et met sa virtuosité au service d'un patchwork qui prend le risque d'être indigeste et disparate, mais accomplit le tour de force d'une cohérence et d'un équilibre que le groupe ne retrouvera quasiment plus jamais sur ses albums suivant (exception faite de "Crown of Creation", que l'on peut considérer comme la seconde partie d'un diptyque initié avec "After Bathing"). L'Airplane atteint ici son apogée, l'état de grâce éphémère précédant la désillusion et la chute.
Unique contribution de Marty Balin, "Young Girl Sunday Blues" se met au diapason, ses influences blues et folk sont repeintes à la day-glo et noyées de teintes acides. Paul Kantner livre avec "Martha" une ballade touchante au psychédélisme vibrant : tout simplement une des plus belles chansons du groupe. Grace Slick fait mine de citer James Joyce pour mieux se lancer au piano dans une expérience druggy de bizarrerie hispanisante teintée de rythmes jazz, "Rejoyce"...
L'album se conclut sur "Won't You Try", un bel exercice de prosélytisme psychédélique inspiré par le Human Be-In de janvier 1967, qui rassembla toutes les tribus de perchés de la Bay Area. L'Airplane nous y invite à prendre des capsules bleues dans sa voiture..."Acid, incense and balloons"...On a rarement reçu invitation plus tentante. Elle résonne toujours, près de soixante ans après la sortie de "After Bathing At Baxter's", oeuvre séminale dont l'influence très sous-estimée ne cesse d'irriguer les zones les plus aventureuses de la nouvelle scène rock psyché, et bien au delà...