Que dire sur cet album ? Tout a déjà énoncé, ou presque. Une légende s’alimente sans cesse de nouvelles découvertes, d’inédites anecdotes, de franches émotions. Le mythe grandit perpétuellement, et il semble bien que « Blood Sugar Sex Magik » appartienne à cette catégorie d’œuvre musicale en tout point incomparable. C’est que l’album est totalement inséparable de la vie du groupe et de son contexte particulier, incompréhensible même. Il appartient au panthéon des véritables miracles de la musique.
1987, les garçons aux emblématiques chaussettes sur le sexe sortent « The Uplift Mofo Party Plan ». Le quatuor composé d’Anthony Kiedis au chant, Hillel Slovak à la guitare, Michael « Flea » Balzary à la basse et de Jack Irons à la batterie entretient une véritable addiction droguée. Une overdose d’héroïne mettra fin aux jours de Slovak l’année suivante. Plongeant dans une profonde phase de dépression, Irons préfère se retirer des fûts. Malgré ce bouleversement, Kiedis et Flea souhaitent faire continuer le groupe. Les deux compères dégottent Chad Smith et John Frusciante. La composition des Red Hot sera celle-ci lors de l’enregistrement de « Mother’s Milk », album qui fait décoller le groupe avec un franc succès commercial. Mais le cœur n’y est pas. Le funk joyeusement débraillé qu’il convoquait jusque-là ne leur garantit plus de sûreté, hanté de la mémoire de leur ami disparu. Face à ce tournant de carrière, et de vie, ils décident de se tourner vers le producteur gourou Rick Rubin. Ce dernier, déjà sollicité par le groupe au moment de « The Uplift Mofo Party Plan », avait refusé leur offre en considérant les graves problèmes de drogue auquel les Red Hot étaient confrontés. Cette-fois ci, c’est la bonne : le groupe veut avancer vers une sorte de rédemption au travers de la musique, et Rick Rubin va fournir les moyens adéquats. Le producteur monte à cet égard un authentique temple reclus de toute pollution d’ordre sonore ou hallucinogène. Les Red Hot Chili Peppers seront enfermés pendant plusieurs mois d’obsécration et de composition dans un manoir sur les hauteurs de Los Angeles. Le contexte extraordinaire confère une magie indéniable à cet album enregistré dans les couloirs de ce manoir qui, selon les dires des membres du groupe, étaient hantés d’esprits et de l’ancienne présence mystique d’Houdini, qui avait habité auparavant la demeure. La légende n’est plus à prouver. Celle-ci, à notre plus grand plaisir, se retrouve dans les morceaux proposés par les Red Hot au terme de jams sessions interminables et de séances d’écriture sous l’égide de Rick Rubin. Au summum d’un art auquel se mêle ici une délivrance lumineuse, les Red Hot Chili Peppers se détourne de leurs démons pour plonger dans les bras des anges du funk-rock.
Les 17 morceaux révèlent une force de vie massive sous les coups impériaux de Chad Smith et les gimmicks de Frusciante. Le guitariste livre une performance de haute volée, passant d’un style à l’autre sans aucune difficulté. Les lignes de basse sont rebondissantes à l’image de cette puce de Flea, sautillant avec sa 4-cordes et se déhanchant sans vergogne. Kiedis paraît invulnérable le micro en main : quoi de plus démonstratif que le plus célèbre « Give it Away » ? Le quatuor aspire à un renouveau resplendissant avec ses éloquents « Blood Sugar Sex Magik », « Suck My Kiss », « Mellowship Slinky in B Major » ou « Apache Rose Peacock », bénéficiant de l’appui de Rick Rubin dans les arrangements. Les thèmes respectent à la lettre le titre de l’album : on y trouve du sang dans l’appel à la lutte contre les discriminations dans « Power of Equality », du sucre ou du sexe comme à l’accoutumée dans « Sir Psycho Sex » ou plus subtilement dans « Breaking The Girl », le tout appartient à un ordre magique bien que les qualités d’adolescents espiègles demeurent sous le giron de la maturité. Néanmoins, la formation livre des compositions décanillant leur registre volontiers lourdingue et jubilatoire : « I Could Have Lied » et « Under The Bridge » sont d’une sincère sensibilité remarquable et de formidables odes inoubliables.
Que dire de plus sur cet album ? Bien que le mythe soit déjà affermi, que cet album figure avant même son enregistrement au cénacle des espoirs musicales brillamment réalisés, un plaisir s’avérant intact réapparaît immédiatement à l’écoute des morceaux. Cette émotion inaltérée convient à ce « Blood Sugar Sex Magik » immaculé, et dont la légende doit être entretenue par notre expression de la plus grande admiration pour ces musiciens géniaux et généreux.