Chris
6.2
Chris

Album de Redcar (2018)

On va l’appeler Héloïse parce que c’est 17 caractères de moins que Christine and the Queens et que si on dit Chris on pourrait confondre avec l’album. Héloïse l’artiste, Chris l’album (disons la démarche). Ne me dites pas que je lui refuse le nom Chris, au contraire ; il s’agit simplement d’un choix pour rendre clair mon propos.


Cet album est génial. Il raconte tant de choses, et si simplement. Il raconte tour à tour la séduction, la douleur (amoureuse et physique), le deuil et le dédain, la tristesse. Comme si on franchissait les étapes du deuil, mais des étapes renouvelées, arborant un visage nouveau. C’est presque un conte avec un personnage qui s’effondre, se relève, s’effondre à nouveau, etc. Et, transversalement, c’est un corps en mouvement : un corps qui danse (les clips sont sans doute fondamentaux dans la musique d’Héloïse), qui choit, qui cours, vole et nous venge.



Des langues entremêlées



J’ai eu peur en voyant l’album : deux tracklists distinctes, une en français et une en anglais. L’objet n’est pas tellement d’entrer ici dans le débat sempiternellement ouvert par un « ouais mais ça serait mieux qu’elle chante en français ; elle est française, non ? », qui, ne nous mentons pas, confine presque au zemmourisme. Quoi qu’il en soit, c’est une remarque que je qualifierais de non avenue : déjà, y a plein de français, j'sais pas ce qu'il te faut. Deuxio : y a plein d’autres gens qui chantent en français, va écouter quelqu’un d’autre. Tertio : elle parle sans doute mieux français que toi (argument moyen je reconnais). Chapiteau : le français n’est pas en danger, ok ?
Quoi qu’il en soit, j’avais peur que les deux soient physiquement séparées (physiquement ça veut dire sur 2 disques différents, hein) et c’est le cas. Mais le mélange subsiste (il y a de l’anglais dans la partie française et vice-versa), ce qui est très important selon moi. On avait déjà du français, de l’anglais, de l’italien dans Chaleur humaine et c’est le cas ici encore (avec de l’espagnol en veux-tu en venga), au sein de la liste, mais également au sein même des chansons. C’est le mélange qui importe, parce qu’il apporte une musicalité propre et parce qu’il rend universel certains messages. La forme elle-même porte du sens.



Une voix et un corps



Une « voix de chevalier » prétend-elle (Comme si on s’aimait). Masculine, peut-être, belliqueuse surtout. Variable également, elle dénivelle et gravit sans souci les tons. Elle symbolise la mutation et le spectre identitaire. La marcheuse est violente, elle cherche « la violence facile », elle provoque les « regards agressifs » ; elle est violente par son corps. Dans la douleur elle l’est encore : « Machine de guerre aux yeux mouillés » (Yeux mouillés). Elle provoque les bonnes mœurs aussi (les rajeu diront que Baudelaire l’avait déjà fait), elle appelle le désir de ses mots et le rejette, elle dit la sueur, le suc, le muscle, le contact, les formes, etc. C’est une femme, un corps en voyage de la rue au lit, dans les intempéries, le brouillard et la forêt. Les corps sont mis à mal (et c’est pas Goya ! Soda ! qui abondera dans le sens contraire), déformés, pour le meilleur et le pire. Le corps exprime la psychologie, mais il exprime aussi la société, la classe sociale et les rapports de genre… La violence du vivre ensemble en somme. C’est pour ça que les clips sont importants aussi : 5 dollars est ici un exemple tout choisi.



Des prénoms



L’identité onomastique est ici un thème central. Non seulement l’album s’appelle Chris (ah ?), mais le sujet revient sur le tapis dans plusieurs chansons : Comme si on s’aimait et Machin-chose notamment. Les surnoms des enfants dans la cour de récréation, « machin-chose » peu considéré par ses camarades. Il est d’ailleurs symptomatique que cette chanson sur l’évanescence du prénom (et donc de l’identité, en incessante redéfinition, par rapport aux autres et aux introspections qu’on mène) soit suivie d’un titre qui accueille un prénom : Bruce est dans le brouillard. Celle-là, comme beaucoup d’autres, raconte cette recherche d’identité qui n’implique pas une découverte finale et arrêtée. C’est la recherche qui compte (c’est pas Proust qui dira le contraire), l’identité n’est jamais figée. (Bon je reconnais, Bruce est suivi par Le G, que chacun y voit ce qu’il veut). D’ailleurs l’album finit sur L’étranger ; l’étranger n’est pas l’inconnu, il en est une face visible, appropriable (c’est pas Simmel qui dira le contraire). Ce n’est donc pas un constat d’échec, c’est un aveu de réussite. « Je est un autre » et c’est aussi bien (c’est pas Rambo qui dira le contraire. J’arrête.). Hélo doit regretter les tria nomina comme Trump regrette la guerre froide.



Un discours perlocutoire



« Je te choisis John Austin ! Attaque perlocutoire ! ». Le discours de Chris est un discours qui s’envisage comme performatif : son propos est politique, y a pas. Elle l’incarne et nous fait l’incarner. On aurait presque envie de se battre pour devenir la marcheuse, de se perdre comme Bruce, de courir erratiquement comme machin-chose. L’émotion passe. Mais elle refuse de rester cantonnée au verbe, à la musique et à la danse. Elle veut peindre également et appelle Goya à la rescousse pour vilipender la domination, mettre côte à côte légèreté et gravité (pas celle de Einstein, Alfonso Cuarón ou Julia Ducournau, la gravité de ce qui est grave, genre pas « pas grave » tu vois ?). Elle met en image, en action, en mouvement ce qu’elle expose. And I think it’s beautiful.


La langue enfin, c’est le premier outil de l’amour. La parole, le verbe bien sûr, mais l’organe musculeux qui nous sert à embrasser, « seul corps qui vraiment compte » (Comme si on s’aimait). On fait du neuf avec du vieux, mais pas seulement ; il y a énormément d’innovation (musicale, physique évidemment, discursive). Nous risquerions-nous à dire qu’il s’agit là d’une nouvelle Héloïse (blague prévisbile : check) ? Sans doute, elle le dit elle-même. Mais comme on sait qu’Héraclite ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, le propos consistant à insister sur l’évolution entre deux albums serait aussi plat et vide de problématique que les questions de la matinale de Marc Fauvelle.
En définitive, Héloïse parle différents langages : elle parle Christine, elle parle Chris, elle parle Bruce et Machin-chose. Par-dessus tout, elle veut chanter pour ceux qui sont loin de chez eux. Sa proposition est une proposition organique totale : elle s'exprime dans les mots, les gestes, l'apparence ; elle est un métamorphe, un bestiaire à elle seule. Ça fonctionne à fond.


Dans une société où les hommes ne sont plus lucides, il est de salut public que les femmes prennent la parole. Vous dites que les politiciens sont déconnectés de la réalité ? C’est vrai. Mais c’est pareil en ce qui concerne le discours des hommes sur les femmes : il est déconnecté, car nourri d’ignorance. Point. Je ne vais pas faire de Christ/tine/Héloïse (vive l’inclusion) le chantre ultime d’une génération en recomposition sexuelle et de genre non plus ; elle est féministe sans doute, et lutte probablement plus que la plupart d’entre nous. Son succès, sa posture, son discours sont autant d’éléments indispensables à l’émergence d’une société plus juste. Cet album est aussi une invitation au possible et à la résilience : les choses changent, on y est pour beaucoup ou on n'y peut rien, mais il est généralement vain de s’y opposer. Tâchons de changer aussi, parce que c’est si chiant de tourner en rond : « Qu’aucune journée ne se ressemble » (Les Yeux mouillés) ou encore L’étranger en sont des exemples. Si t’as mal, c’est pas grave tu t’en remettras (Nietzsche).

Menqet
9
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le 25 sept. 2018

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Menqet

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