"L'existence... quelle importance ça a ? J'aborde la vie du mieux que je peux. La passé fait désormais partie de mon futur. Le présent est hors de contrôle"
C'est sur ces paroles extraites du morceau "Heart and Soul" que s'ouvre Control, film biographique sur Ian Curtis. Ces quatre phrases résument parfaitement l'état d'esprit du chanteur de Joy Division, et celui de la musique du groupe. Après un Unknown Pleasures magistral, le groupe retourne en studio pour enregistrer son deuxième opus, Closer. Retour sur l'album le plus morbide de l'histoire de la musique.
Closer a été enregistré en douze jours (du 18 au 30 mars 1980) à Londres, dans l'agitation. En effet, c'est une période trouble dans l'histoire de Joy Division : le groupe devient de plus en plus populaire en Angleterre et même outre-Manche, où certains Français parlent déjà de "coldwave". Margaret Thatcher vient tout juste d'être élue Premier ministre du Royaume-Uni, et Ian Curtis vit un cruel dilemme amoureux qui l'éloigne petit à petit de sa femme et de son enfant. L'épilepsie le gagne, mais il continue à beaucoup jouer avec son groupe.
L'évolution depuis le premier album frappe tout de suite l'auditeur. Finie l'énergie primaire du Punk, cette fois c'est le désespoir pur et simple. Les deux faces du disque sont bien distinctes : sur la première (de "Atrocity Exhibition" à "A Means to an End"), les morceaux sont très rythmiques, et ont conservé la patte minimaliste qui fait de Joy Division ce groupe si spécial (sauf pour "Isolation", qui demeure le morceau le plus "arrangé" de leur discographie, avec la version single de "Transmission"). Les vices passés de la société anglaise sont toujours abordés : la cruauté des "foires aux monstres" sur "Atrocity Exhibition", ou encore les colonies sur... "Colony". Cependant, le chanteur parle beaucoup plus de lui, de ses sentiments. Cette verve dépressive si singulière qu'on avait eu le plaisir d'entendre sur "Disorder" ou "Candidate" prend ici toute son ampleur :
"Mother I tried, please believe me
I'm doing the best that I can.
I'm ashamed of the things I've been put through,
I'm ashamed of the person I am."
Cela dit, la magie se produit sur le face B de l'opus (de "Heart and Soul" à "Decades"). Le groupe a totalement libéré sa musique. "Heart and Soul" est un moment d'étourdissement juste superbe, et marque la première fois que l'on entend Curtis jouer de la guitare. Le ton est donné : batterie avec réverbération, voix d'outre-tombe, basse extatique... c'est d'une froideur impressionnante. Après être passé par le déchirement, l'explosion, la folie que représente le magistral "Twenty Four Hours", le groupe donne sa prestation monstrueuse de "The Eternal", morceau le plus noir jamais qu'il a jamais produit. A fleur de peau, totalement désabusé, Curtis livre une performance époustouflante. Et le final tombe. "Decades", morceau désarmant aux véritables allures de testament, emmure son auditeur dans la solitude absolue, et l'embarque dans de lointains paysages gris et pluvieux. Doté d'arrangements somptueux, il se verra agrémenter d'un melodica exécuté par Curtis lui-même. Une symbiose si parfaite se produit, mais impossible d'expliquer comment. Seul le quatuor en connaît le secret.
Tout s'arrête là. La première écoute laisse le mélomane troublé, confus, vide, KO... mais addict. Impossible de ne pas revenir sur cette pépite. Ian Curtis mettra fin à ses jours (et donc à la carrière du groupe) le 18 mai 1980, soit deux mois jour pour jour avant la sortie de cet ultime Closer. La musique Rock ne sera plus jamais la même. Pendant un instant, la scène musicale anglaise s'est transfigurée, avant la fin auto-provoquée de son gourou. Acclamé en messie au lendemain de sa mort, il aura, lui et ses trois comparses, accompli une oeuvre sans laquelle bon nombre de perles musicales ultérieures n'auraient pas vu le jour.
Ian Curtis repose au cimetière de Macclesfield.
Sur sa tombe est gravé "Love will tear us apart".
Il avait 23 ans.
Gone but never forgotten