Inutile de tergiverser. Dr. Dre est l'un des musiciens actuels les plus connus au monde, tous styles confondus. De ses débuts avec le World Class Wreckin' Cru où il arborait des costumes à paillettes, jusqu'à son récent contrat avec Apple Music, Andre Young a toujours su imposer à la fois son talent, mais aussi son image. Ainsi le producteur s'est vu endosser par le public et la critique une multitude de casquettes tout au long de sa carrière, témoins de sa capacité à rebondir et à marquer son époque.
La plus connue est bien entendue celle qu'il porte sur la pochette culte de The Chronic, son acclamé premier album de 1992, et qui représente à la fois le gangsta rappeur époque N.W.A, mais aussi celle de l'instigateur du G-Funk, ce courant si caractéristique du début des '90s de la Côte Ouest américaine. Et quand il n'est pas identifié comme tel, le voilà revêtu du couvre-chef de dénicheur de talents ou de celui de producteur exigent, voire jusqu'au-boutiste. Ses dernières actualités avec les casques Beats by Dre et le streaming musical finissant de le ranger également dans la case de businessman, à la hauteur de Jay-Z, un autre artiste multi-facettes.
En plus de trente ans de carrière, Dre semble alors s'être fait tout seul, sachant faire les bons choix au bon moment, et réagir quand il le fallait. Malgré quelques erreurs de parcours comme la compilation The Aftermath de 1996 ou l'acte manqué de l'arrivée de Rakim sur le label. Pourtant, un regard sur les listes de featurings et des crédits des livrets de ses albums solos permet de voir que le Docteur a finalement rarement été seul dans son processus de création.
Déjà à l'époque de N.W.A, et ce même avant l’avènement en 1988 de Straight Outta Compton, Dre partageait les machines avec son compagnon DJ Yella, architecte tout comme lui du son rugueux et funky des hommes en noir. Et si sa décision de quitter le groupe en 1991 pour rejoindre Death Row Records semble être de son propre fait, il aurait été aidé dans sa course à la création de la branche gangsta du P-Funk par un certain Gregory Fernan Hutchinson, plus connu sous le nom de Cold 187um, leader du groupe des '90s, Above the Law. Tandis que la machine à tubes 2001 révèle des musiciens de studio à foison, à commencer par le discret Mel-Man, à l'instar de ceux de The Chronic, engagés pour rejouer les samples afin d'éviter tout soucis de copyright et donner un côté organique aux compositions. Sans compter ses nombreux ghostwriters ou même le fait que Dre se soit toujours plus penché sur les drums et le mixage que sur l'intégralité des instruments d'une production.
Autrement dit, avec Dre, ça a toujours été une histoire de famille. C'est certainement pour cette raison que ses albums solos sont chacun si cohérents, et ce malgré le nombre incroyable de featurings, là où pourtant nombre de rappeurs se cassent souvent les dents. Peut-être est-ce, entre autre, pourquoi Compton, la dernière prescription du Docteur, est au final un bon album. Au-delà des questions autour de son retour après 16 ans d'absence, des morceaux « Kush » ou « I Need a Doctor » pas toujours très bons, ou de la sortie de son film retraçant – à sa manière – son début de carrière, un simple regard aux featurings des seize titres de Compton permet de visualiser le chemin accompli par un homme qui n'a presque plus ou rien à prouver.
Kendrick Lamar, Snoop Dogg, The Game, Ice Cube, Eminem, Cold187um, King Mez, Justus ou encore Anderson .Paak : plusieurs générations d'artistes qui ont tous un jour croisées la route d'Andre Young et qui viennent participer à son dernier opus, tel un jubilé rapologique de grande classe. L'occasion d'enterrer la hache de guerre et de boucler la boucle – de samples. Ainsi il est gratifiant de voir le retour de The Game, lui, le chien fou, qui fut obligé de quitter son père spirituel suite à des discordes avec l'autre poulain, le bodybuildé 50 Cent, grand absent de ce disque et victime d'une carrière faite, lui aussi, de rebondissements. The Game aura juste su revenir au bon moment, Dre lui octroyant même le droit d'avoir son propre morceau en guise de réconciliation. D'une durée d'un peu plus de 2mn, « Just Another Day » a l'effet d'une déflagration avec ces cuivres flamboyants et sa batterie qui claque les tympans, tandis que les chants d'Asia Bryant finissent de donner une saveur old school à un titre qui rappelle les meilleurs moments de The Documentary, le premier album de Game, dont c'était le dixième anniversaire l'an passé.
Les vieux briscards ne sont pas en reste et il est rafraîchissant de voir Snoop Dogg rapper avec une telle frénésie sur « One Shot One Kill », tandis que les guitares électriques se veulent puissantes, menaçantes et addictives à la fois. Sa rage en ferait presque oublier ses derniers faux pas discographiques. Alors que « Satisfiction » agit comme une machine à remonter le temps et revoit le rappeur de Long Beach revêtir sa chemise bleue à carreau tel le fougueux et lancinant Snoop Doggy Dogg qu'il était en 1993, avec ce son qui rappelle les origines funkys des deux compères.
L'ex-compagnon de N.W.A, Ice Cube, reste quant à lui fidèle à lui-même et assène de sa diction posée mais de sa voix imposante, un couplet certes court mais qui fait son petit effet sur le morceau « Issues ». Le rappeur se permettant même de renvoyer à son classique « Today Was a Good Day » avant que les synthés ne finissent d'électriser le morceau et que le refrain de Dem Jointz annonce l'arrivée de Dre pour le second couplet.
« Issues » qui n'est qu'un morceau parmi d'autres qui montre une approche plus « cinématographique » qu'auparavant, les derniers moments du titre laissant entendre Dem Jointz chanter le refrain d'une voix presque mélancolique tandis que des bruits de fusillades, de crissement de pneus et de sirènes de police retentissent dans le fond. Si cela ne dure que quelques secondes, cela participe à donner du cachet aux morceaux, comme avec « Loose Cannons ». Bâti sur trois phases différentes, le morceau voit d'abord Dre rapper sur l'air d'une flûte et de xylophone après une intro grandiloquente avant que Cold187um ne prenne le relais sur une multitude de cuivres inquiétants avant que X-Zibit ne fasse une entrée fracassante sur fond de lowriders et de sons de mitraillettes. L'aspect cinématographique survenant avec la partie de Sly Pyper où il perd son sang froid et descend une femme qui lui prier de se calmer. La suite s'apparente à une scène de film avec son dénouement tragique où il est question d'enterrer le corps devenu embarrassant une fois la nuit tombée. Eminem, auteur des titres « Kim » ou « '97 Bonnie & Clyde », a du apprécier l'idée.
Le rappeur de Detroit se retrouve aussi forcément sur ce disque et le public peut l'entendre de nouveau après avoir été assez discret depuis 2013 et la sortie de son dernier disque The Marshall Mathers LP 2. Malheureusement « Medicine Man » ne surprend pas, la faute à l'idée saugrenue de changer la musique lorsque Em commence son couplet, passant d'une basse distordue à des violons et des pianos poussifs et exagérément sombres. Un type d'instrumentation qui semble lui coller à la peau ces derniers temps, sans compter cette volonté incompréhensible de toujours vouloir rapper plus vite, plus fort, et de manière toujours plus énervée. Le morceau n'étant pas aidé par la voix de Candice Pillay, qui donne une raison supplémentaire de le comparer avec le niais et mielleux « I Need a Doctor » du temps où Detox n'était pas encore véritablement un mythe.
Car si du côté des featurings Compton continue de montrer un Andre Young sachant bien s'entourer, la genèse de l'album n'a pas du être si plaisante pour le producteur qui a du se remettre en question. Depuis la phrase de Dre « look out for Detox ! » lâchée en 2005 dans le morceau « Higher » de The Game, jusqu'à l'annonce l'an passé de sa sortie en même temps que le biopic de N.W.A, Compton s'appelait encore Detox. Ou plutôt ne portait aucun nom, voire n'existait même plus dans le cœur des fans qui s'étaient enfin fait une raison et regardaient avec dédain et tristesse le temps perdu dans leur quête inutile de cette chimère. Une recherche qui se transformait en véritable quête du Graal étalée sur plus d'une décennie ; Dre ne faisant que retarder la date de sortie de ce projet fantôme dont chaque info relayée de manière sporadique affolait un temps la toile. Et ce n'est pas la sortie d'un titre comme « Kush » avec Akon et Snoop Dogg qui allait redonner espoir à un public moqueur de ce qui était en train de devenir un running-gag, d'autant que Dre paraissait à court d'idées et proche de la caricature avec ses arrangements de piano qui firent sa gloire au début des '00s avec « Still D.R.E ». C'est alors conscient de son propre manque de potentiel qu'il décide de repartir de zéro et de repenser ce troisième album, fait respectable et assez rare pour être souligné, surtout pour un artiste de la trempe de Dre.
C'est entouré d'une nouvelle équipe de producteurs et de musiciens que le Docteur repart en consultation et donnera naissance à Compton, le dernier chapitre de son triptyque californien. Épaulé par des beatmakers habitués à travailler pour des artistes pop comme Focus..., Dem Jointz, Free School (Beyoncé, Rihanna, Janet Jackson..) et d'autres plus hip-hop comme Bink, DJ Dahi et Cardiak, Dre réalise un album très bien produit comme à son habitude, qui, comparé à ses deux prédécesseurs, ne possède pas une couleur musicale particulière mais se permet d'explorer plusieurs horizons au fil des plages. Ce mélange des genres va donner un résultat qui peut diviser à la fois les newcomers et les auditeurs de longue date, surtout ceux qui attendaient un 2001 bis.
Compton ne lance pas une nouvelle tendance comme a pu le faire The Chronic en son temps, mais s'adapte très bien à son époque en faisant de sa diversité et de l'expérience de son créateur ses plus belles armes. Encore mieux, il regorge d'idées de productions originales et encore jamais entendue, témoins du regard aiguisé et du flair de Young sur la musique actuelle. Produit par Dem Jointz, « Genocide » possède un son surréaliste en cascade entrecoupé de bruits râpeux tandis que les quatre producteurs de « Deep Water » jouent avec les voix pour un effet aquatique et une ambiance très pesante, à la limite de la claustrophobie, surtout avec ces cris d'un homme qui se noie, couverts à la fin par cette trompette funeste.
Tandis qu'un morceau comme « Talk About It » reste beaucoup plus proche des sonorités récentes et mainstream du rap, avec ces énormes basses et son rythme très trap music. Mais la production ne tombe à aucun moment dans le cliché et conserve tout de même une recherche dans la composition qui lui permet de se distinguer, d'autant plus que sa transition avec l'introduction (un extrait de JT à l'orchestration très hollywoodienne) est diablement efficace et puissante.
Au-delà des titres énergiques, âpres et noirs, l'ensemble est plutôt composé de productions lumineuses, chaleureuses et très travaillées, comme avec « It's All On Me », qui, avec ses claviers classieux et ses chants, possède un côté soul attachant, ou encore « All In a Day's Work », qui mélange une superbe ligne de basse à des cuivres jazzys. Pour finir avec « Darkside/Gone » et son enchaînement en deux temps, l'un avec une guitare sournoise et l'autre sublimé par le chant de Marsha Ambrosius et les cuivres et les pianos mélancoliques. Si « Satisfiction » semblait renvoyer au funk tellement samplé par Dre auparavant, « Animals » rappelle dès les premières notes le rap de la Grosse Pomme. Et à raison, puisque DJ Premier signe cet instrumental avec sa patte si reconnaissable dont il est impossible de se lasser. Fait d'autant plus remarquable que l'ancien DJ de GangStarr arrive parfaitement à coller aux couleurs principales du disque. L'occasion pour les deux légendes de marquer encore plus cette rencontre au sommet au détour de quelques shoutouts si old school mais tellement lourds de sens sur cet album de Dre.
Autre titre qui devrait parler aux connaisseurs, « For the Love of Money » ravive le morceau éponyme des Bone Thugs N Harmony, présent sur leur premier EP Creepin On Ah Come Up sorti en 1994, et sur lequel figurait un certain Eazy-E, alors producteur du groupe originaire de Cleveland. Si d'anciens partenaires sont cités tout au long de l'album, comme c'est le cas pour DJ Yella, Eazy-E, le rappeur à la voix de canard et leader de N.W.A en son temps, occupe une place particulière sur Compton. Comme la dernière image du clip de « I Need a Doctor » où Dre se recueille sur la tombe de son ancien ami, Young rend hommage à plusieurs reprises à celui avec lequel il aura entretenu jusqu'au bout une histoire d'amour et de haine. Comme il le dit lui-même, ces « flashbacks » montrent aussi un changement de ton chez Dre, où il n'est plus question de glorification de la vie de gangsters, mais plutôt de nostalgie, de mélancolie, voire de peur à l'égard du regard du public, des critiques et du sien sur son propre travail. Dans un monde du rap continuellement en mouvement et où ses premières grandes stars commencent à vieillir, Andre Young, du haut de ses cinquante ans, est en droit de se poser les bonnes questions. Même si parfois cela peut aller jusqu'à l’apitoiement comme sur « All In a Day's Work », le discours lucide de Dre sur Compton est respectable et dans la lignée de ce que le public peut attendre un artiste de sa trempe et de son âge. Une direction que ne semble pas vraiment prendre son camarade Eminem par exemple, ayant choisi pour son dernier disque de revêtir son costume de Slim Shady une nouvelle fois.
Conscient de l'héritage laissé par sa musique au fil des décennies aux plus jeunes générations, Dr. Dre réussi un autre tour de force avec Compton, un tour qu'il avait toujours mené à bien avec The Chronic et 2001 ; celui de mettre en avant les nouvelles têtes de demain. Présents dès « Talk About It », King Mez et Justus sont deux rappeurs presque inconnus du public, notamment Justus qui fait véritablement ses premiers pas sur ce disque, tandis que Mez possédait déjà quelques mixtapes de qualité à son actif. Il est d'ailleurs celui qui semble le mieux tirer son épingle du jeu une fois la hype autour de Compton redescendue. D'ailleurs même s'ils se retrouvent sur d'autres morceaux de l'album, les deux underdogs n'arrivent pas si bien à se démarquer, la faute à une voix souvent trop modifiée, commune, ou noyée dans une production généreuse et bourrée d'effets en tout genres. Reste à voir s'ils réussiront à rebondir par la suite avec de la chance ou non.
La chance, le chanteur R'n'B/Soul Anderson .Paak a su la saisir immédiatement après la sortie de Compton, notamment grâce à la sortie de Malibu, son nouvel album sorti il y a peu et déjà couvert de critiques élogieuses. Un succès amplement mérité tant l'artiste a illuminé le disque de Dre de sa voix éraillée plein de sincérité. Si la mort de Nate Dogg avait emmenée avec elle un pan entier de l'âme du G-Funk et du hip-hop californien, Anderson .Paak pourrait très bien en être son successeur direct, dans un autre style plus soul et sexy, mais toujours avec cette fougue et cette insolence qui faisait le caractère du célèbre interpète du « smoke weed everyday » de « The Next Episode ». Que ce soit « Animals », « All In a Day's Work » où lui et Dre se répondent à tour de rôle, ou «Issues », Anderson possède ce magnétisme qui agit avec une telle facilité que c'en est déconcertant et beau à la fois.
Preuve de leur alchimie, Malibu et Compton semblent se répondre en terme de sonorités lumineuses, à la fois rétros et modernes, comme si un vent nouveau était en train de souffler sur la Californie. Une brise que le public avait déjà pu sentir à l'écoute de To Pimp a Butterfly, le grandiose nouvel album de Kendrick Lamar sorti au début de l'année précédente, et qui possédait déjà plusieurs similitudes avec celui de Dre, comme la présence d'une dream team à la production (9th Wonder, Flying Lotus, Thundercat..) et l'utilisation de mélodies jazz et soul à la limite du post-moderne. Adoubé par le producteur en 2012 avec Good Kid M.A.A.D City puis devenu une super star du rap par la suite, c'est plus hype que jamais que Kendrick apparaît plusieurs fois sur Compton, en guise de message pour l'avenir. Face à Dre avec lequel il n'avait partagé qu'un morceau sur son précédent disque, l'évolution de Kendrick est une nouvelle fois frappante et sa maîtrise et son naturel sur « Deep Water » ou « Darkside/Gone » ne font que confirmer le chemin accompli depuis plusieurs années.
D'ailleurs le dernier album d'Andre Young ne s'appelle pas « Compton: a Soundtrack by Dre » pour rien. A travers ces 16 morceaux, c'est bel et bien la rétrospective d'une carrière agrémentée de rencontres, de souvenirs, et de nouveaux destins à tracer que propose le docteur. Là où d'autres artistes de son âge préféreraient partir fiers, sans le moindre regret, Dre évoque ses failles, pardonne, et ose regarder en arrière et faire le bilan, ce qui est tout à son honneur. Là où Jay-Z n'a jamais su vraiment s'arrêter, hésitant entre quelle position adopter pour rester dans le coup tout en n'ayant plus vraiment la tête à la musique, Dre tranche et nous fait oublier le temps d'un disque son statut d'artiste hip-hop le mieux payé de la planète pour qui non plus rapper ne doit plus être sa préoccupation première. Les morceaux de Compton sont autant de rappels aux fans comme aux amateurs de rap que l'histoire de cette musique ne s'est pas écrite sans lui, et que même dans l'avenir il faudra compter avec l'héritage qu'il aura laissé derrière lui. Car si dans une musique en perpétuel mouvement, la nouvelle garde n'est jamais en reste pour proposer de nouvelles expériences, un disque comme Compton sera toujours là pour rappeler aux jeunes générations ce que signifie avoir grandi et vieilli dans le rap et ce à quoi ressemble un album d'adieu à sa communauté. D'ailleurs il est à parier que Dre continuera de veiller sur ce mouvement qu'il lui a tant donné, en assumant pleinement son rôle de producteur à la recherche de la nouvelle perle rare. A suivre... dans le prochain épisode.
Hey merci d'avoir lu cette critique ! Je suis sur Youtube depuis peu pour faire des critiques d'albums. Si ça te dit, voilà le lien vers la vidéo où je parle de cet album (de manière synthétisée par rapport à la critique, promis)
A la prochaine !