Spleen
Dieu que le temps a passé vite ! Qu'il semble loin le temps des tâtonnements. Ce temps où l'on faisait ses armes dans quelques pubs enfumés des grises banlieues londoniennes; où l'on se faisait la...
le 14 janv. 2020
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En 1989, la « Cure Mania » bat son plein. Le groupe s'est hissé au sommet de la planète pop-rock avec ses deux derniers albums, le formidable The head on the door (1985) et le tonitruant double album Kiss me kiss me kiss me (1987), et multiplie désormais les fan-clubs. Et c'est précisément à ce moment là que Smith, allant sur sa trentaine, sent le besoin de revenir à des projets plus intimistes et plus sombres – quoique les deux disques précédemment cités contenaient de réelles parts de noirceur, savamment dissimulées sous leur vernis psychédélique.
Et c'est de cette volonté qu'émerge Disintegration qui, malgré les craintes du label, s'avère être alors le plus grand succès du groupe. Présenté à l'époque comme un retour à la coldwave des débuts, la mélancolie ambiante de l'album n'a cependant rien à voir avec le désespoir décharné d'un Faith ou la démence organique d'un Pornography ; si le disque contraste en effet avec ce dont les Cure nous avaient habitués depuis 1985, il reste éminemment pop – mais d'une pop contemplative, pensive, privilégiant l'atmosphérique au mélodique. L'aspect majestueux et sensible du disque, ainsi que sa manière de synthétiser une certaine idée de The Cure – celle d'un groupe pop romantique et tourmenté – expliquent sans doute pourquoi Disintegration reste aujourd'hui considéré par de très nombreux fans comme étant le chef-d'œuvre du groupe.
Pourtant, l'album possède déjà la plupart des tares qui seront désormais récurrentes dans les travaux ultérieurs du groupe. La première d'entre elles, frappante , est la longueur de l'album. Bien entendu, le critère en lui-même n'est pas un défaut ; mais, dans le cas de ce disque, on a l'impression que le temps est dilaté au maximum, notamment par certains morceaux dont la durée semble parfois franchement exagérée (on tend vers le simple remplissage), conférant alors malheureusement à la majesté de l'album quelques reflets pompeux. La deuxième tare, inextricablement liée à la première, est alors la qualité très relative des morceaux en question. L'exemple le plus parlant est sans doute le premier single de l'album, « Pictures of you ». Long de 7 minutes 30, il s'entame par une certes jolie de plus de deux minutes, où les guitares cristallines et les échos profonds charment inévitablement l'auditeur ; mais, une fois que Smith commence à chanter, la chanson semble ne plus avancer et stagner dans un romantisme cliché et facile – on est bien loin des plus beaux textes de l'auteur ; on en arrive finalement à se demander si le leader des Cure n'aurait pas épuisé son stock de chansons d'amour (ce cynisme sera heureusement démenti par d'autres titres de l'album). Le morceau suivant, le dispensable « Closedown », bien que d'une durée bien plus modeste, est du même acabit ; quant aux deux derniers, « Homesick » et « Untitled », ils auraient sans doute constitué de belles faces B s'ils n'avaient pas inutilement prolongé un album qui se serait idéalement terminé, à bout de souffle, sur la titre éponyme.
Toutefois, ce ne sont pas les défauts du disque qui dominent l'impression générale, ce qui s'explique une fois de plus par deux principales raisons : la première est l'indiscutable homogénéité de l'album, qu'on avait pas vue chez le groupe depuis 1982 ; si le niveau des morceaux est inégal, ces derniers ne restent pas moins tous conduits par une même ligne directrice – celle de construire des morceaux amples, profonds, habités par la puissance évocatrice des claviers qui, si elle vire parfois à la facilité et à la "recette", jouit d'un attrait indéniable. Même s'il comporte quatre singles, Disintegration est une œuvre compacte, indissociable, dans ses qualités comme dans ses défauts. Des défauts d'ailleurs en plein contraste avec la qualité atteinte par certains morceaux, et c'est bien là la deuxième raison qui rend l'écoute de l'album si mémorable ; « Plainsong », titre d'ouverture aux claviers enveloppants, subjugue ; « Lovesong », chanson d'amour d'une naïveté salvatrice (« You make me feel like I am clean again » : la malédiction de « The Figurehead » levée ?), estompe sans peine les doutes suscités par l'écoute de « Pictures of you » ; « Fascination Street », titre rock et vigoureux, prouve que le groupe peut encore se permettre des excursions hors de sa pop habituelle ; "Last Dance", morceau désenchanté et grave, laisse entendre dans son magnifique plasma instrumental quelques fantômes du passé ("Your name like ice into my heart", chuchote le chanteur entre les deux derniers couplets ...).
Mais trois morceaux tirent particulièrement leur épingle du jeu, entrant sans doute dans le cercle fermé des plus beaux morceaux post-1982 du groupe : le premier d'entre est "Lullaby", l'un des tubes les plus connus de la formation, bien qu'étant également l'un des plus sombres : soutenu par une guitare de toute beauté et une utilisation une fois de plus remarquable des claviers, Smith chante, étouffé et angoissé, le mal-être, la paranoïa et l'enfermement psychologique (il en sait quelque chose) en des mots cauchemardesques (« The spiderman is having you for dinner tonight ... »). Ensuite, la réserve concernant la longueur des morceaux méritait bien une exception à sa règle ; et pas des moindres, puisqu'il s'agit du morceau du plus long de l'album, « The same deep water as you » qui, du haut de ses neuf minutes, emmène l'auditeur dans les plus lointaines profondeurs du sentiment de mélancolie - bien que l'aspect "recette" soit encore présent. Une pluie calme ouvre le morceau, bientôt suivie par les bruits lointains du tonnerre, qui se confondent rapidement avec la batterie ; interviennent alors les claviers de O'Donnell, les plus beaux de l'album qui, couplés au chant résigné de Smith, expriment idéalement l'état mélancolique. Enfin le troisième, "Disintegration" (qui aurait dû clore l'opus) est sans conteste le titre le plus intense de l'album, porté par un Smith transcendé chantant comme si sa vie en dépendait.
Ainsi, purgé de quelques morceaux dispensables, Disintegration aurait pu aisément s'imposer comme le meilleur album post-coldwave de The Cure. Pourtant, s'il s'agit de la véritable fracture dans la discographie du groupe – Wish, en 1992, s'engluera dans tous les défauts d'ores et déjà présents ici et marquera pour l'instant la fin des bons albums du groupe –, il parvient à jouir d'un état de grâce du fait même que les tares naissantes du groupe y sont aux prises avec son excellence – le disque en gagne dès lors presque une dimension tragique, apparaissant comme un chant du cygne officieux. Rarement dans l'histoire du rock un album aura (quoiqu' involontairement) aussi bien porté son nom.
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Créée
le 1 mai 2014
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