Il y a tellement de raisons d’être ivre. Mais, que ce soit aujourd’hui ou hier, souvent l’alcool va de paire avec une forme de sentiment négatif : malaise, désespoir, blues inhérent à un soir solitaire etc. Rarement une atmosphère accompagne ces moments-là, où nous nous sentons secrètement mourir, nous alanguir dans un immobilisme contemplant les débris de nos vies, et rarement quelqu’un d’autre que nous peut percer précisément le pourquoi de l’alanguissement. Matt Elliot n’a certainement pas cette prétention, par contre il a celle de magnifier les débris. Et quoi de mieux pour accomplir cette mission artistique de premier plan qu’en s’inspirant grandement de ce qui met à genoux l’Humanité entière, le fleuve océanique au bord duquel tous les pays du monde posent leurs hameaux, à savoir l’alcool ? L’alcool, en lui-même, est une atmosphère : une exacerbation du Sentiment, négatif ou positif. Cependant l’alcool, en atmosphère positive, non seulement il n’y a qu’à se baisser, mais en plus il est difficile de parler sérieusement de débris avec « Rue de la Soif » ; or les débris sont beaucoup plus répandus que les grandes tournées, cela va sans dire. Mais cette atmosphère alcoolique négative et alanguie n’existait pas musicalement : l’homme rentrant ivre de mélancolie, plaqué de partout, n’ayant plus que faire ni que soudre, et n’avait nul accompagnement pour se sentir entendu. Matt Elliot rectifie cela, avec une grande classe, « Drinking Songs » étant à la fois unique et magnifique. De son ouverture poisseuse, fatiguée et ressassant comme des gorgées (« C.F Bundy »), à sa conclusion comme un tourbillon féminin où se piègent des damnés volontaires (« The Maid we messed » ; cependant la seule chanson que je ne pense pas recommander dans un état très avancé niveau alcool, c’est la seule relativement violente), le chanteur parvient à créer plus qu’un album. Il crée un bistrot ambulant, un monument aux bouteilles diverses, entièrement consacré à la lassitude humaine. Ou à leurs catastrophes, comme le chef d’œuvre du disque l’illustre si bien : « The Kursk », hommage aux pauvres marins piégés dans ce sous-marin Soviétique. Introduction simulant le naufrage ; chœurs et guitare montant en crescendo, avec une puissance dingue ; paroles de morts acceptant leurs destins sous chœurs fantômes ; lent fondu, comme une lente agonie de l’Homme avec eux. Et tout ceci magnifiquement mis en scène, plus que composé, par un Matt Elliot possédé par ses sujets. C’est cela la principale qualité du disque : la solidarité artistique évidente de l’auteur pour les hommes perdus. Une atmosphère, un bistrot, et une guitare : on n’est plus si seul. Cette intention est d’ailleurs impeccablement illustrée par sa pochette, inspirée des affiches d’antan, et qui incite presque à écouter ce disque usé, clope et verre à la main, en étant absolument calme. Calme, le disque l’est tout de même un peu trop, et sur la durée se ressent dans la ritournelle. Mais c’est franchement faire son tatillon au sein de l’océan de sonorités, simples mais qui marquent immédiatement, envoutantes comme des sirènes qui nous rappellent indéfiniment. Le monde peut s’écrouler sur notre gueule : il nous restera au moins la bouteille et la musique. Ca fait deux excellentes raisons d’être ivre.