Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. Il se trouve que pour Alt-J et Interpol, deux groupes aux premiers albums exceptionnels, c’est le départ d’un bassiste qui a provoqué une chute dont il sera, a priori, difficile de se relever.
Carlos Dengler était certainement la figure la plus emblématique d’Interpol. En plus d’être charismatique sur scène, sa basse affirmait sur disque un groove suffisant pour agiter les cravates un peu raides du decorum post-punk auquel le groupe se plie depuis bientôt quinze ans (qu’on se rappelle seulement « Obstacle 1 », « Say Hello to the Angels » ou « Stella was a diver and she was always down »). Lui parti, la mer, de tumultueuse, est subitement devenue d’huile. L’échec d’Interpol (2010), qui démontrait avec évidence la béance qu’avait provoqué le départ de Dengler, est aujourd’hui confirmé par ce El Pintor sans âme. Car la prévisibilité, le mimétisme des compositions de ce nouveau ( ?) disque est tout simplement atterrant. Une phrase mélodique de guitare, du delay, une basse d’outre-tombe, une batterie métronomique, emballé c’est pesé. Interpol n’est plus un groupe c’est un pattern, un motif rythmique inchangé, qui, sans l’apport de Dengler, semble vidé de toute sa substance.
La problématique d’Alt-J est différente. Si la basse de Gwil Sainsbury était bien présente sur An Awesome Wave, elle ne jouait pas un rôle aussi prépondérant que dans Interpol. Mais l’absence de Sainsbury et, sans aucun doute, son influence d’homme (plus que de musicien) sur la musique d’Alt-J, semble ici évidente. Le groupe a perdu une force pulsionnelle qui provoquait dans An Awesome Wave un équilibre fragile entre tension rythmique et zen lyrique. A contrario, This Is All Yours n’en finit pas de commencer, et n’en finit plus de finir. L’album, malgré quelques éclairs disséminés ça et là, semble terriblement mou. Et on ne peut s’empêcher de penser que cette mollesse vient de l’absence, non d’un instrument (il y a bien de la basse sur This Is All Yours), mais de l’humain qui en joue et de son influence sur des choix de compositions.
Chez Interpol comme Alt-J, il ne semble pas qu’il y ait de leader naturel, ce qui autoriserait le changement de personnel ou leur non-remplacement (comme chez Depeche Mode, The Cure et de nombreuses autres grandes figures du rock) pour un résultat toujours de qualité. Rétrospectivement, il apparaît comme évident que la réussite de Turn on the Bright Lights et An Awesome Wave étaient dues à l’alchimie d’une somme d’individualités, de leur interaction (ce qui implique conflits, compromis et donc remise en question) et non à une direction artistique imposée par un seul esprit (cf. Smith pour The Cure ou Gore pour Depeche Mode). Parfois, dans un groupe de musique, une bonne vieille dictature vaut mieux qu’une amitié un peu molle…