J'avais 15 ans en 1972, et comme je ne pouvais guère que me payer plus de 5 albums par an, ces albums qui tournaient en boucle sur mon Teppaz me faisaient vraiment de l'usage. Le résultat est là : 40 plus tard, et presque autant d'années sans réécouter "Foxtrot", je connais toujours par cœur chaque mot, chaque intonation de la voix mutante de Peter Gabriel, chaque note de chaque chanson. Du coup, juger "Foxtrot" aujourd'hui avec un minimum d'objectivité m'est parfaitement impossible. Pourtant, il est indéniable que la ringardisation définitive des ambitions prog a fait des trous dans cet album, qui fut un temps considéré comme un sommet du genre. Ainsi, "Time Table" est quasi inécoutable de niaiserie, entre la mélodie mièvre et les paroles moyenâgeuses. Pire encore, le thème sociologico-SF et la théâtralisation excessive de "Get 'em Out By Friday" condamne ce morceau interminable au ridicule, pour peu qu'on ait dépassé les 15 ans, justement. Mais cette même face 1 débute avec la perle qu'est "Watchers of the Skies", probablement le meilleur morceau de toute la discographie de Genesis, mélange improbable d'audace formelle et de pure inconscience artisanale, qui fait mouche, encore et encore. Et elle finit avec le puissant - et magnifique - "Can-Utility and the Coastliners" qui semble déjà posséder toute la grâce de la future carrière solo du Gab. Après un petit exercice scolaire du bon élève Hackett qui ne satisfera guère que les amateurs de technique, on attaque le gros du disque, les 23 minutes de "Supper's Ready" monument prog indiscutable, qui, sur des paroles ambitieuses, largement absconses mais souvent bien troussées, entraîne son auditeur dans une construction baroque, régulièrement surprenante, parfois stupéfiante. Avec beaucoup de hauts (très hauts) et quelques passages à vide, là encore dus tour à tour à la trop grande préciosité de certains passages musicaux et aux excès théâtraux de Gabriel. Mais quand Genesis décolle sur "Supper's Ready", il le fait avec une puissance qu'il n'avait encore jamais atteinte. Et quand certains passages mélodiques atteignent la beauté, le ravissement est ici complet. Si Genesis sera meilleur sur les 2 albums suivants, "Supper's Ready" restera une référence. 40 ans plus tard, "Foxtrot" est donc un album qui paraît beaucoup plus inégal qu'à sa parution. Mais ce qui, pour moi, le fait pencher du bon côté (du côté des disques importants dans l'histoire du Rock), c'est le souvenir stupéfiant qu'il me reste du visionnage à la télévision (s'agissait-il de l'émission "Pop 2" ?) d'un concert au Bataclan, qui me confronta alors à la vision inouïe d'un Peter Gabriel vêtu d'une robe et coiffé d'une tête de renard, affrontant ses fans avec arrogance et pugnacité. Et c'est pour moi cela qui restera au final de "Foxtrot", un jeu inspiré avec les codes de la musique et du spectacle, et une autre manière fascinante de jouer du rock'n'roll. [Critique écrite en 2015]