Un an après leur premier album éponyme (produit par John Cale) dont le sublime passe assez inaperçu à l'époque, et ça malgré des morceaux désormais mythiques comme "I Wanna Be Your Dog " ou "No Fun" notamment, les Stooges reviennent en 1970 d'une manière des plus féroces qui soit pour s'imposer sur les feux de la rampe avec le très encrassé Fun House (la maison du rire). Pour la petite anecdote, Fun House était le surnom de l'appartement dans lequel résidait le groupe, appartement qu'ils durent quitter pour aller enregistrer cet album à L.A. Iggy Pop, définissait ce lieu comment étant non harmonieux. En effet, à l'époque l'ambiance est palpable, entre la guerre du Viêt Nam, le combat contre la ségrégation raciale et la morosité des villes industrielles, l'esprit semble profondément souillé et aspire désespérément à la régénérescence la plus totale. Avant de procéder à cette reconstitution spiritualo-intellectuelle, les gens ont besoin d'un défouloir dans lequel ils peuvent libérer toute cette tension dévastatrice. Fun House ressemble à un crachoir contenant la haine, la paranoïa et l'aliénation de millions de personnes.
Ce n'est plus John Cale à la production mais Don Gallucci, ancien membre des Kingsmen. Le producteur décide d'enregistrer essentiellement Fun House comme s'il s'agissait d'un album live. La bande se déroule en laissant les chansons se former puis s'embraser autour d'elle jusqu'à la consumer doucement. L'enregistrement n'est pas d'une fluidité transcendante, c'est certain, mais c'est ce qui permet justement de lui donner cette ADN animale et de pousser les Stooges au paroxysme de leur folie. La descente dans l'un des maelstroms les plus pernicieux de l'histoire du rock est rapide et violente. Elle commence effectivement avec la chanson "Down On The Street", ses riffs sanglants viennent de suite dépuceler nos oreilles prudes et nous rappellent pourquoi Metallica est. L'Iguane est entrain de se faire dépecer par plusieurs aborigènes affamés, il appelle la mort de ses cris stridents, nous sommes entrain d'assister au baptême du Très-Bas, et naturellement, à un titre cultissime.
La chanson la plus courte de l'album est assez similaire sauf qu'ici Iggy semble opter pour un comportement plus schizophrène, il murmure et s'allonge dans la boue avec l'intention de s'y fondre totalement, l'intensité rythmique redouble, il continue de crier en même temps la boucle infernale d'Asheton. Le titre "Loose" reste quand même un petit chouilla en dessous que son précédent (malgré une nuance psychédélique des plus savoureuse), cela ne dure pas puisque nous enchaînons avec "T.V. Eye" un morceau qui baigne littéralement dans la paranoia. Le titre démare brusquement avec un puissant "Loooooooooooooord !!!" et se poursuit magistralement avec un bordel de fuzz et de fûts qui donnent lieux à une véritable hémoragie des sens. La voix de Iggy s'intensifie tout le long de la chanson, il n'est plus maître de son corps, il se tortille et laisse libre cours à toute sa perversion... Il hurle jusqu'à tousser son larynx, son timbre de voix rauque devient aussi percutant que celui d'un métalleux. Un morceau phénoménal qui sera classé comme l'un des plus abouties de l'album.
Le riff envoûtant de "Dirt" brise le rythme infernal et annonce la deuxième partie de l'album. Iggy Pop se redresse mais sa rage est cette fois-ci contenue froidement, chaque phrase est prononcée avec une intensité sèche et flirt avec le faste éclat solennel d'un homme abattu mais fier d'avoir combattu... Il le dit lui-même "I'm burning inside, I'm just a yearning inside". Il se met à nu car sa blessure l'en a contraint et laisse ainsi la place à un torrent d'émotions. Ce titre est pour moi le chef d'oeuvre de Fun House, magnifique à en chialer.
Après "1969" de leur précédent album, voici "1970", et nous replongeons de plus belle dans l'acid rock. Wah-wah à gogo, l'Iguane est transcendé et scande sauvagement des "I feel alright" comme pour appeler le saxophoniste Steven Mackay à venir raviver avec lui un feu déjà démentiel. Le morceau suivant "Fun House" s'embrase de la même façon, en effet, le feu semble se nourrir du même bois. Pop reprend son "I feel alright" accompagné également du saxo démoniaque de Mackay. Lorsque celui-ci démarre, on se croirait dans un trip jazzy Lynchien tout droit sorti du film Lost Highway, le saxo trempe dans tous les bordels de la La Nouvelle-Orléans et hurle ses vices à l'oreille d'un Iggy Pop sous LSD qui s'empresse de nous raconter avec souffrance tout ce que ces notes lui font voir. Lui et sa bande pètent véritablement les plombs dans le titre final "L.A. Blues", il n'y a plus aucune rythmique, on assiste ici à un brouahah aliéné et tout à fait insupportable. Paradoxalement orgasmique. En effet, les gueulards veulent s'exprimer une dernière fois avant de tourner la page définitivement sur un moment sombre de leur vie, ils s'exorcisent alors mutuellement pendant près de 5 minutes. Les 5 dernières minutes de cet album lapidaire mais tout à fait grandiose.
Cela va sans dire que Fun House (comme The Stooges) est un des plus important jalon menant au Punk rock, il est en effet la source d'inspiration de nombreux artistes prestigieux, une longue liste - qui n'a pas cessé de s'étendre - comprenant les Ramones et les Sex Pistols par exemple. Voilà que 40 ans après sa sortie, ce chef d'oeuvre est toujours intact, il n'a pas pris une ride (contrairement à I'Iguane...). Et je suis persuadée que plusieurs générations continueront à l'écouter et à l'apprécier comme j'apprécie cette oeuvre. Une oeuvre qui laisse une emprunte indélébile. C'est en voyant les Doors qu'Iggy Pop a su ce qu'il voulait faire, leur ressembler. Mission accomplie. Ils sont immenses.