2004: le périmètre s'étend, l'espace se rétrécit
Je le constate au bout de quelques secondes, quand le type qui est assis en face de moi est entré dans la vie, c'est la vie qui lui est rentrée dedans. Il a autant de présence qu'un soutient-gorge de Marlène Jobert dans nous ne vieillirons pas ensemble. C'est le tout premier entretien que je conduis, et le métier de manager m'impose dès ces premières secondes l'infinie palette des surprises qu'il me faudra gérer au cours de ma nouvelle carrière. "Moi, le but de ma journée de travail, c'est d'en sortir pas fatigué. La famille avant tout" me déclame sans tabou ce curieux ectoplasme. J'allais d'ailleurs le constater immédiatement: cet acte de foi lui servait de sacerdoce et il consacrait toute son énergie à appliquer son programme.
Le type ne faisait tellement rien qu'il ne faisait même pas son âge.
Car oui, au bout de 10 ans de ventes, j'ai décidé de sauter le pas et basculer du côté des salauds de chefs. Essentiellement, trois raisons m'y ont poussé: le fait qu'au sein de mon enseigne on laisse une place à un management à visage humain (fruit d'une longue tradition sociale dans l'entreprise, co-fondée par un trotskiste), l'idée qu'avec trois rejetons en pleine croissance, un salaire plus confortable ne peut pas faire de mal, et enfin la peur de m'emmerder et tourner en rond dans mon rayon disque. J'ai pris le mot d'ordre de Zebda à la lettre mais en en inversant le sens. Plutôt que la chemise, je tombe donc le gilet.
Et puis bon, autant le dire, pendant que je pense aux fêtes et à la musique, à la maison, ma douce moitié a de l'ambition pour deux, et j'ai toujours cet horrible côté macho qui me pousse à avoir le dernier mot, quoi qu'il se passe. Souvent, je clos le débat de manière autoritaire par un cinglant: "oui, chérie".
Me voilà propulsé à la tête d'une très chouette nouvelle équipe, après avoir posé mes valises à 431 km de Montpellier. Pau, ses Pyrénées, son Atlantique, et ses quelques poignées d'habitants perdus sous des vagues incessantes de pluie: qu'on se le dise, le tout proche pays basque connait des précipitations annuelles supérieures à celles que subit la légendaire Bretagne. Sur place, on connaît tous la blague locale: à Pau si tu ne vois pas les Pyrénées, c'est qu'il pleut. Si tu les vois, c'est qu'il va pleuvoir.
C'est une tradition, quand tu passes du statut de vendeur à celui de responsable tu débutes par un plus petit magasin, situé dans une ville de taille moyenne. Avec une équipe adaptée à la taille restreinte de l'endroit. C'est plus facile pour débuter, même si le nombre n'est pas systématiquement synonyme de simplicité. Il te permet juste d'avoir un peu plus de temps pour démêler tes premiers noeuds gordiens.
D'ailleurs, au cours de ma première semaine d'activité, les entretiens de découverte avec mes (ex-collègues mais nouveaux) collaborateurs déploieront sans fausse pudeur un tapis de stupéfactions auquel rien ne m'avait préparé. Juste après la feignasse olympique évoquée en introduction de ce chapitre, je reçois Anaïs (1) qui ne met pas dix minutes à me parler de sodomie. Net et sans bavure. Si elle a déménagé 10 ans avant, c'est parce que son mari l'avait largué pour une femme "vieille et grosse", qui acceptait ce qu'elle, Anais (1), avait toujours refusé. Pourtant, et elle me l'assène les yeux dans les yeux, elle n'est pas du genre à laisser le mec avec qui elle dort sur la béquille.
Sinon, il y a Jean, l'incontournable amateur de vieux whisky et vieux blues (et fondu de Zappa), Elvia, la brésilienne pétillante à l'élocution pétaradante, il y a Thomas avec qui je partagerai beaucoup de goûts sauf un amour douteux pour un club de foot qui n'a jusque là rien su faire d'autre que de cultiver les titres dans la plus grande indifférence. Et puis il y a Frédérique, vendeuse du rayon musique classique dont la rencontre restera jusqu'à aujourd'hui une de mes plus belles expériences professionnelles.
Je découvre un phénomène universel avec stupéfaction: quand tu deviens cadre, les autres employés se divisent immédiatement et radicalement en deux catégories: ceux qui veulent avant tout savoir si tu es un être humain fréquentable (et s'ils estiment que c'est le cas, n'hésitent pas à le faire) et ceux pour qui tu es et resteras quoi qu'il se passe un hiérarchique, avec qui ils entretiendront un rapport volontiers neutre et circonstancié.
Réflexe normal, quand tout l'environnement change autour de soi, on se focalise sur les basiques. Et les basiques, en l'espèce, sont nos clients chtarbés. Les inévitables gainchous (2). Le plus emblématique ici ne manque pas de saveur, c'est Schwarzou. Le large et haut bonhomme, presque toujours en short et en débardeur quelque soit la température extérieure, commande ad libitum (jusqu'à plus de 10 fois, au fil des mois) les mêmes films avec son acteur préféré (Arnold S.), et demande à chaque fois si, quand l'acteur bande les muscles de ses bras, on voit bien les veines. Une obsession. On est bien.
Un magasin petit amplifie les difficultés naissantes du métier. La largeur du choix proposée en rayon est plus limitée que dans un gros paquebot, occasionnant une frustration plus fréquente et répétitive de la part de nos derniers gros clients habitués. Car cette fois ça y est, un nouveau concurrent protéiforme arrive et commence à vaincre les réticences des plus acharnés face à l'utilisation de la carte bancaire en ligne. C'est déjà évident, un magasin de centre-ville n'a aucune chance face aux commerces en ligne proposant un choix infiniment plus large et à des prix remarquablement plus faibles. Et ce sont très naturellement les plus passionnés qui désertent nos bacs à CD les premiers. 2003 vient de marquer un tournant historique. Une baisse spectaculaire du chiffre au cours de l'été marque le grand début de la fin. Les niveaux de chiffres d'affaires atteints juste avant ne seront jamais revus. Peu à peu, une baisse drastique du prix de vente moyen va permettre de garder un nombre de pièces vendues parfois équivalent à ce qui a été connu auparavant, mais les ressources monétaires dégagées n'auront plus jamais rien à voir.
Rapidement, les mises en place de CD en rayon commencent à fondre, qu'il s'agisse de nouveautés ou d'opérationnel. Et les premières astuces pour cacher la misère naissante pointent leur nez. C'est notamment l'apparition des faux-fonds, ces paquets de boites vides de CD ou de DVD (ce dernier support, très temporairement épargné par la vague de fond qui s'apprête à tout emporter) qui laisse à penser que les mobiliers de présentation sont toujours aussi pleins qu'auparavant.
On ne fait que le deviner, mais les équipes vont rapidement suivre ce même phénomène de raréfaction, au grès des différents départs, mais cette fois nul faux-fond ne viendra camoufler le mouvement. La centralisation a atteint sa vitesse de croisière et ne connait plus les couacs retentissants des débuts. Désormais la mécanique s'est huilée et concourt à faire comprendre à tous que le travail de disquaire même est en pleine mutation. S'il n'est plus nécessaire de commander chaque disque qui entre dans le rayon, il commence même à ne plus être utile que le niveau des pré-commande soit dealé en local. Les négociations se font progressivement au sein d'une direction produits nationale, avec des acheteurs dont ça devient l'unique occupation.
De ces premiers fils tirés, la pelote peut maintenant se dérouler implacablement: le contact avec les représentants commerciaux devient peu à peu obsolète et inutilement chronophage, et cette perte de connaissance spécifique des disquaire accompagne le besoin de moins en moins pressant des clients à s'adresser à lui: internet se charge maintenant de renseigner l'amateur de musique jusque dans ses questions les plus improbables. Une sorte de cercle vicieux à vitesse exponentielle.
Les forces de vente des éditeurs se réduisent donc très logiquement, et une nouvelle fois, ce changement de process est encore plus sensible dans les petits magasins. Pour autant, de dernière amitiés se lient. Gilles et Francis (aux inclinaisons footballistiques différentes mais tout aussi douteuses que celles de Thomas) de chez Sony me permettront de vivre le chant du cygne de rapports rock'n'rolliens magasins/fournisseurs. Dernières soirées, derniers concerts à l'oeil avant l'extinction définitive des feux (de la rampe).
Les compilations d'une tristesse à mourir estampillées du logo des radios les plus affligeantes commencent à squatter les plus hautes lignes des charts, l'électro s'essouffle, la musique du monde s'asphyxie, la chanson française est sous perfusion, et la pop-rock lance ses dernières fusées comme prémices du bouquet final. Pire, les clients des rayons jazz et classique se raréfient, pour cause d'atteinte de grand âge. Ces rayons sont les premiers à être désertés par les vendeurs eux-même.
Un an après ma prise de fonction, une première ré-orientation, structurelle et fondamentale, est décidée: les rayons disques et livres seront petit à petit réunis au sein d'une nouvelle entité, appelée produits éditoriaux. Désormais, un responsable de département chapeautera les deux univers, ce qui va entrainer que des libraires vont se retrouver à la tête des rayons disques et inversement. Les débuts vont être parfois abrupts, le temps que chacun ait le temps de se former, d'acquérir l'expérience nécessaire et que les structures s'adaptent. Je fais partie de la première fournée, et je me retrouve à la tête d'une équipe dont la taille a doublé, avec une armée de têtes blondes, fêtardes et vachardes, en charge de la librairie. Je n'en avais jusque là que l'intuition mais la suite va s'imposer rapidement à moi avec la force de l'évidence: si dans les deux cas on parle de culture, la façon de travailler les disques et les livres est radicalement différente, tout comme la mentalité qui règne dans ces équipes.
Bref, de quelque manière dont on veuille attraper la chose, la musique s'éloigne.
...
(1) son prénom a été changé pour respecter l'anonymat de la demoiselle
(2) voir le chapitre précédent
Une chronique, normalement en huit parties
Le premier chapitre, c'est ici, le deuxième, là.