"Est-ce que, par hasard, on m'aurait changée au cours de la nuit ? Réfléchissons : étais-je identique à moi-même lorsque je me suis levée ce matin ? Je crois bien me rappeler m'être sentie un peu différente de l'Alice d'hier. Mais, si je ne suis pas la même, il faut se demander alors qui je peux bien être ? Ah, c'est là le grand problème !" Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles
La musique de Daniel Lopatin aka Oneohtrix Point Never a toujours été assez compliquée à définir, oscillant entre le génie et la facilité, selon l’humeur du moment de son créateur. Ainsi le chef d’œuvre Replica fait écho à des œuvres bien moins intéressantes, notamment sa collaboration avec un Tim Hecker pourtant d’habitude assez brillant. Certains y verront le fait d’un individu victime d’une hype qui le dépasse, OPN n’étant finalement qu’un artiste assez médiocre ; d’autres y verront les variations d’une œuvre protéiforme et toujours maîtrisée à défaut d’être compréhensible et forcément passionnante. Mais une chose est sûre : Garden of Delete est un immense album et, osons le dire, le meilleur album du producteur new-yorkais.
Rompant avec R Plus Seven et Replica, Garden of Delete explore non pas un possible futur digital, mais plutôt une version dystopique des années 90 - le disque a été composé lors d'une tournée américaine avec Nine Inch Nails au cours de laquelle Daniel Lopatin a traversé des villes mornes et parcouru des centres commerciaux vides en écoutant la radio. Annoncé par un extra-terrestre et un groupe d’"hypergrunge" fictif nommé Kaoss Edge, le tout via des posts de blog datant de 1998, Garden of Delete est une sorte de version moderne de la traversée du terrier du lapin d’Alice au pays des merveilles, avec à la place des Cartes Gardes de la version Disney les ados psychotiques du clip de "Sticky Drama". Censé être un album sur les tourments de l'adolescence, Lopatin nous entraîne dans un monde parallèle absolument cauchemardesque et terrifiant, le lien avec l'adolescence étant toujours ténu, servant de fil rouge et de justification aux sonorités et à l'esthétique bordéliques plutôt que de réel thème.
Mais la réelle innovation, c'est que là où les albums d'OPN avaient toujours donné l’impression de n’être que des brouillons intéressants mais trop hermétiques pour devenir de véritables chefs-d’œuvre, Garden of Delete est un album vraiment achevé. Certes il est complètement incohérent, mais à l'arrivée, il illustre plutôt fidèlement le désarroi d'un individu face aux bouleversements non-maîtrisés de son corps.
Par ailleurs, ce dixième album studio relève d’un sens de la composition assez extraordinaire, surtout quand on considère le nombre de techniques utilisées. On est notamment interpellé et séduit par l'utilisation massive de voix modifiées, avec une palette allant jusqu’au vocaux death metal. L’album témoigne également d’un sens de la progression évident, les passages incohérents finissant toujours par accoucher de riffs cauchemardesques, quand ils n'aboutissent pas sur des morceaux démentiels ou explosent dans d'immenses montées en puissance qui rappellent R Plus Seven, le côté pseudo-intello en moins.
Même par rapport à un Replica qui avait à l'époque marqué les esprits par sa liberté et son esthétique, Garden of Delete détonne par sa capacité à récupérer et à transcender tout un pan de la musique contemporaine, là ou Replica s'était "contenté" de le modifier pour le rendre actuel. À une époque ou les sphères électroniques basculent dans un pseudo-futurisme à grands coups de drones et de sub-bass énormes, Lopatin fait le cheminement inverse, tentant ainsi de sonner hors du temps. Et s'il nous faudra un peu de temps pour juger de ce dernier point, on peut déjà admettre que OPN a sorti un très grand album.
Critique initialement publiée ici