Découvrir le géant Neil Young avec cet "Harvest" aussi célèbre qu’atypique n'est pas une erreur, à condition de ne pas en rester là. Ceci dit, le miracle de la simplicité triste et douce de cet album ne doit pas être démenti, et tous les snobismes d'aujourd'hui ne doivent pas dissimuler la vérité : dans ce sillon était gravée plus de pure beauté que nous n'aimons l'admettre, et il est toujours impossible à l'honnête homme d'écouter "Harvest" sans sentir son cœur se serrer.
Imaginez la scène : nous sommes début 1972, et mon cousin et moi n'avons pas encore 15 ans. Nous venons de découvrir les Beatles, qui sont notre référence absolue - unique, en fait... Jusqu'à ce que "Harvest" atterrisse sur nos platines. Les premières notes de "Out on the Weekend", ce mélange incroyable de sérénité et de fragilité, cette perfection mélodique et sonore qui pourtant repose sur un enregistrement que l'on sent... instable : un point de rencontre improbable entre spontanéité et maîtrise. Et ça continue : "Harvest", sublime. Et "Heart of Gold", qu'on est capables de chanter dès la première écoute. Plus loin, sur la seconde face, "Old Man", l'une des choses les plus exquises que j'aie jamais entendues (je n'ai pas encore 15 ans, je le répète, d'accord...).
Autour de ces moments exceptionnels, il y a aussi tout un tas de trucs bizarres : deux chansons symphoniques pas subtiles, subtiles ("A Man needs a maid" et "There's a World", enregistrées à Londres avec le London Symphony Orchestra, s'il vous plaît... !), une chanson country en diable qui ressemble à une récréation ("Are You Read for the Country ?") et surtout, deux morceaux électriques avec des sons incroyables, "Alabama" et "Words", qui ouvrent des horizons nouveaux à nos oreilles encore quasi vierges. Dans les semaines qui suivent, nous convainquons nos parents de nous avancer assez d'argent de poche pour acheter les trois premiers albums de Neil Young, qui nous renversent à nouveau. "Harvest" sera pour moi le point de départ de ma passion pour cet artiste exceptionnel, passion qui dure encore plus de 45 ans plus tard.
"Harvest", cet album aussi parfait que totalement bricolé - il faut lire les récits des musiciens et d'Elliot Mazer, le co-producteur, pour comprendre les conditions improbables de son enregistrement (sans même parler des terribles douleurs de dos qui torturaient Neil !) - restera le disque le plus populaire de Neil Young, mais sera forcément source de malentendu avec le public, qui attendra toujours un "Harvest Bis", que Neil ne livrera pas, tantôt parce qu'il est passé à autre chose, tantôt parce que le miracle ne se reproduira jamais totalement. De mon côté, j'ai longtemps prétendu mépriser "Harvest", préférant le Neil Young électrique et forcené, ou même le Neil Young provocateur et... expérimental, bien entendu beaucoup plus stimulant, plus excitant, moins fédérateur.
Sauf que, alors que j'abordais la quarantaine, l'évidence de "Harvest" me frappa à nouveau : rien à faire de notre snobisme et de notre prétendue compréhension du Loner, ce p... d'album restait mystérieusement satisfaisant. Mieux valait reconnaître notre défaite : si Neil Young avait réalisé au long de sa longue carrière, toujours pas terminée en 2020, d'autres albums aussi bons, et quelques uns même meilleurs, aucun n'arriverait à être aussi évident et incompréhensible à la fois que "Harvest".
Nous avions admis que les paroles lourdement sexistes de "A Man Needs a Maid" avaient disqualifié la chanson, avant d'apprendre, bien tardivement, que ce texte faisait référence à un film où jouait Carrie Snogress, futur grand amour de Neil... Et de toute manière, sur l'autre plateau de la balance, la condamnation virulente des drogues dures de "The Needle and the Damage Done" reste aussi pertinente un demi-siècle plus tard, tandis que les anathèmes anti-Sud de "Alabama", qui avaient pu énerver quelques rockers à l'époque, peuvent être resservis tels quels dans l'Amérique de Trump. Bien sûr, il faut être d'ailleurs (n'oublions jamais que Neil est canadien) pour comprendre - et chanter - aussi bien les US...
Allez, on se donne rendez-vous dans une vingtaine d'années pour en reparler à nouveau, mais gageons que nous n'aurons guère changé d'avis sur "Harvest"...
[Critique écrite en 2020 - Introduction écrite en 1992]