Cet album est tout simplement mon album français préféré, voilà c’est dit.
Difficile de parler objectivement d'un tel monument... Cet album fabuleux que je réécoute religieusement à chaque fois, sans rien dire, avide de mots, de musique et d'amours fantasmées.
Gainsbourg peint ici plus qu'il ne compose. Ou plus précisément, il met en scène. Car Histoire De Melody Nelson va bien au delà de la musique. Au-delà même de la notion d’album concept, son tout premier. Ici on ressent plus qu'on écoute.
Gainsbourg réussit un tour de force jusqu'alors inédit : faire vivre une histoire à l'aide de musique. Pas simplement raconter mais vraiment remplacer la mise en scène cinématographique par une partition libre faisant couler le récit. Les paroles sont là uniquement pour préciser des détails car l'immersion nous suffit à suivre les péripéties du narrateur et de Melody.
Aux instruments rock classiques viennent se greffer des cordes grandiloquentes arrangées par Jean-Claude Vannier pour accentuer l'atmosphère. La batterie donne le rythme, une basse ronflante évoque l'état d'esprit du narrateur et une guitare, souvent discrète, précise l'ambiance. Si cet album est une référence même en dehors de la France dans le style ce n'est pas pour rien : même en ne comprenant rien au français, on peut en apprécier la valeur.
Mais quand on regarde la discographie de Gainsbourg, ce coup de génie était assez prévisible. N'avait-il par réussi à composer des bandes originales de films collant parfaitement à la mise en scène ? Il réutilise cette expérience et la mélange à sa musique pour y inculquer une dimension complètement novatrice.
L'introduction à l'histoire par le premier morceau "Melody" est absolument époustouflante. Le narrateur roule dans sa Rolls. Il se pavane au gré de la route sans but précis, la musique se fait calme et détendue. Tellement fier de sa voiture, il en vient à fixer la vénus du bouchon de réservoir, la musique fait alors un sursaut d'orgueil et les cordes majestueuses s'emballent. Il est euphorique et en oublie de regarder la route et heurte une cycliste, la musique devient anxieuse et interrogative avant de monter un suspens quand il se rend compte qu'il a renversé une gamine. Le rythme s'arrête en même temps que la voiture, il ramasse Melody, elle n'a rien, ouf ! Il la monte dans la voiture et repart de même que la musique qui reprend la partition d'introduction.
En 7 min 30, Gainsbourg a pulvérisé la frontière entre musique et cinéma. Plus de structure, ni dans la musique, ni dans les textes, plus d'enchaînement, plus de logique.
La musique coule comme un récit et nous embarque, nous dessine les scènes.
C'est complètement impossible à raconter précisément car ça ne s'écoute pas, ça se ressent. Et chaque personne le ressentira différemment, se fera sa propre peinture, interprétera chaque note à sa façon. Il arrive même de ressentir certains passages différemment selon son état d'esprit.
Seule la trame principale de l'histoire reste invariable. Une fulgurante histoire d'amour brève et dramatique. On suit l'évolution de la relation entre les deux protagonistes au fil de l'album. Rencontre, connaissance, fête, sexe puis mort tragique de Melody. La fin vire au fantastique irréel lorsque le narrateur perdu divague, déchiré, devenu fou par ce drame. Pour les détails chacun y verra ce qu'il veut. On pourrait écrire une chronique uniquement pour interpréter les rires mystérieux de Jane Birkin pendant "En Melody"...
L'aspect général ne détonne pas avec les habitudes de Gainsbourg. On sent toujours une ambiance glauque et irréelle et cette mélancolie tenace mais les cordes démultiplient tous les aspects et donnent un rendu grandiose à l'ensemble. La production ample et généreuse installe définitivement le décor. On est entouré par la musique, spectateur subjectif de l'histoire. Gainsbourg réussit à nous immerger totalement dans l'univers qu'il a créé. Les émotions nous submergent, chaque passage provoque des réactions uniques et intenses. On tournoie avec les tourtereaux dans "Valse De Melody", on goûte à l'euphorie naïve du narrateur pendant "Ah! Melody", on gravit des escaliers et parcourt des couloirs dans "L'Hôtel Particulier"...
Trop novateur pour l'époque, personne n'a rien compris à ce disque irréel.
Il faut faire abstraction de tout ce qu'on connaît en musique pour l'aborder. Gainsbourg repousse les limites de ce qu'il est possible de faire avec des instruments de musique. Ah si ce disque n'avait pas été directement jeté aux orties à sa sortie par des critiques trop terre à terre...
Peu importe, il est désormais considéré comme un des plus grands albums tous styles confondus.
Il faut savoir qu’à l’époque, persuadé qu’il a fait un très beau disque, Gainsbourg rêve que le public en fasse des covers. Mais en 1971, personne donc ne comprend rien à ce disque irréel et il se vend mal. Vannier et Gainsbourg sont très déçus et passent à autre chose. Il faut attendre les années 80 pour voir l’artiste revenir au premier plan en imposant le reggae en France et en faisant scandale avec "Aux armes et cætera" . C’est à partir de ce moment-là que le public se met à apprécier « Melody Nelson » à sa juste valeur.
Et c’est après la mort de Gainsbourg que son rêve devient réalité : Mirwais, Beck, Tricky, Sean Lennon, Massive Attack, les rappeurs New-Yorkais Beatnuts, les rappeurs français 2 Bal 2 Neg’, tous reprennent des extraits de l’album à leur sauce.
Mais le groupe le plus marqué est sans doute Portishead qui, dès le début, essaye de copier l’ambiance du disque dans ses productions.
Gainsbourg a amené le reggae chez les francophones, il a inspiré le hip-hop et l’électro de manière générale. Avec Histoire de Melody Nelson , il a carrément instigué le trip-hop.
« Que ça ai plu à autant de musiciens étrangers, ça montre la beauté de l’affaire. Sans forcément comprendre les mots d’ailleurs. C’est l’atmosphère de Melody, l’atmosphère érotique de Melody qui emporte cette autre génération et qui l’honore aujourd’hui en étant, à leurs yeux, le disque de référence de Serge Gainsbourg », a déclaré Jane Birkin dans un documentaire réalisé lors du 40e anniversaire de l’album.
Maintenant ça fait plus de 50 ans que ce chef-d’œuvre existe, 50 ans ! Rendez vous compte !
Pour résumer, « … Melody nelson » est une sorte d'alliage fragile entre un rock lugubre, piégeux, qui scande l'ambiance, la trame, le décor et des instruments à corde parfaitement arrangés . Et cette voix dotée d’une profondeur bouleversante, cette voix qui imprime magistralement les sentiment du narrateur. Et quel narrateur ! Les paroles poétiques de Serge Gainsbours qui passe en revue toutes les gammes de l'amour, du romantisme au sexe, offre une ambiance inoubliable.
Alors oui, si la mélancolie était un album, ce serait celui-là.