Si il y a un album pouvant décrire ce qu'était Léo Ferré, c'est celui-là ! Démesuré, tendre, fragile, violent, généreux, révolté, triste, comme lui et l'ensemble de son œuvre. Mais tout se termine bien quand même, mais pas pour demain :
Nous aurons tout, dans 10 000 ans !
Il commence en fanfare avec "préface", version réduite de sa propre préface géniale sur "poètes vos papiers" (recueil sympathique, mais Benoit Misère est beaucoup mieux). Il sors les formules comme si c'était naturel chez lui. "La lumière ne se fait que sur les tombes", "Ce n'est pas le mot qui illustre la poésie, mais la poésie qui illustre le mot !" ou "à l'école de la poésie, on n'apprend pas: ON SE BAT !" . C'est magnifique. C'est le seul court. Le reste, soit on accroche, soit on décroche.
Avec une transition étonnamment soignée, il passe du sujet de la Poésie à celui de la Mort. Le texte est de Jean-Roger Caussimon, un vieux copain, et Léo fera la musique de ce chef d’œuvre en un éclair, ce qui montre tout le génie musical qu'il possédait. Elle est construite comme un crescendo de musique classique, en plusieurs parties: trompette (enfin, je crois)- cordes- cordes encore plus fortes. Et ça revient deux fois. Quant au texte, la voix hypnotique de Ferré sublime ces vers arrivant à innover un propos mille fois revus. "Night and Day" est bonne. Il parle alors de son expérience de "l'Amour sans Amour". Le texte est d'un coup moins simple, mais j'aime ("l'océan de ton cul déferle dans ma loge"... fallait le faire), c'est la Musique qui est un peu trop simple. "Richard", un hymne à l'Amitié entre paumés, et surtout un hommage à Richard Marsan (il a d'ailleurs enregistré un duo inédit avec lui, "Ni Dieu ni Maitre ni Fric": écoutez-le, ça vaut le coup): la musique est carrément moribonde volontairement, mais ça marche parfaitement, et les cordes qui s'envolent comme des libellules vers la fin, c’est un pur régal. Quant aux paroles, le seul regret que j'ai, c'est qu'il répète deux strophes, j'aurais bien aimé qu'il fasse deux autres inédits... Face B, "l’Oppression", qui parle d'opposition (du coup). Et c'est le gros bémol du disque. Trop long, musique inintéressante. Même le texte... j'adore quand Léo donne des "cours d'anarchie", comme "le conditionnel de variété" ou "franco la muerte", mais là il est ennuyant... La transition à la fin est impeccable. Pour quel titre ? Pour l'ultra-ambitieux "Il n'y a plus rien", dont le but n'est ni plus ni moins de résumer l'après Mai 68 tout en faisant un hymne au Désespoir. Sa plume virevolte, il transforme cet exercice déjà bien musclé en espèce de mini-symphonie personnelle. L'évocation de ses animaux au Lot, les hypocrites, la mauvaise image qu'ont les Révolutions, l'Amour, l'héritage des gènes... tout y passe, il est bouleversant. A ce point-là d'excellence, la musique n'est qu'un support. Et finalement, les 16 minutes passent à une vitesse hallucinante. Il m'a tellement fasciné que j'ai appris son texte, et il prend décidément aux tripes !
Sur les sonars des baleines, la prophétie de Léo: nous aurons tout, DANS 10 000 ANS !
Maintenant, on sait que Léo ressent ce qu'on peut ressentir. Et qu'il sera là pendent ces moments de lucidité où on y réfléchit, par ce disque, et d'autres. C'est la magie Léo Ferré.