Radical, en tout sens. In Rainbows constitue une rupture parfaite, et irrévocable. Drastiquement majestueux, fondamentalement beau, héroïquement truculent. A ce dernier égard, le groupe adresse un doigt d’honneur homérique à la maison de disque EMI, qui avait hébergé les 6 albums précédent, en 2005. Le ton était d’ores et déjà donné : Radiohead allait laisser libre cours à leurs succubes, et enfanter un projet colossal au nez et à la barbe d’une industrie musicale vieillissante. Le quintet rappelle aux fournaises Nigel Godrich, réputé 6e membre du groupe et fin pourvoyeur de conseils d’aiguillage sonore. Deux années de travail acharnées seront nécessaires pour accoucher d’un des plus beaux chérubins de l’Histoire. Le processus de création fut si revêche qu’il arrachera à Thom Yorke ces mots évocateurs : « Cet enregistrement a pris tellement de temps qu’à la fin on s’est tous crus dans The Truman Show. Non, nous n’étions pas un groupe, rien de tout cela n’était jamais arrivé… ». C’est dire le tiraillement suscité par cette œuvre euphorisante pour ceux qui l’ont mise au monde eux-mêmes. En même temps est relevée avec justesse la dimension irréelle d’un album littéralement fantastique. C’est comme si In Rainbows appartenait à un ordre divin.
Objet d’une incandescence à part entière, l’album saisit aux tripes. Dans un mouvement obsessionnel, Radiohead trace la voie vers une dépression langoureuse et savoureuse. La voix hypnotique de Thom Yorke accompagne notre descente tournoyante vers des limbes paradisiaques. Là-bas, dans cet espace intermédiaire et chimérique, on pourrait attendre notre Jugement bien longtemps. EMI et consorts nous sont passés devant, plongeant tête bêche dans le gouffre de l’industrie musicale. Radiohead observe avec mansuétude du haut de son nuage les agrégats d’admirateurs de son Écriture. Certains discutent de l’éternelle qualité des évangiles mélodiques de Johnny Greenwood et d’Ed O’Brien, plus loin ça se dispute pour savoir quelles sont les innovations techniques les plus électrisantes : la boîte à rythme de « 15 Step » ou les bandes indescriptibles de « Nude » ? Inéluctable débat. La solidité et l’inventivité du duo rythmique Phil Selway/Colin Greenwood, retranscrites sur « All I Need » par exemple, fait néanmoins l’unanimité. Omnipotent dans les esprits, Radiohead crée une ambiance surnaturelle ornée de sueurs volumineuses (« Bodysnatchers »), de larmes hantées (« Reckoner ») et d’émouvantes envolées (« Weird Fishes/Arpeggi »). Des tribute bands se relaient à longueur de morceaux, tentant vainement de reproduire l’emprise que Radiohead fait naître dans les consciences. On aperçoit également des groupes professionnels glissés des mots de remerciements dans le Mur des lamentations façonné par les paroles de Thom Messie Yorke. Le chanteur dévisage le monde et dissémine des sentences poétiques, les bras en croix. Dotée d’une justesse infinie dans les harmonies, d’une émotion transcendante et d’une incomparable valeur, In Rainbows est entreposé au milieu de l’immense salle. Les fans marchent autour, récitant des louanges teintées d’une subjugation jubilatoire face à la précellence de l’œuvre. L’album, sous le spectre de sa sublimité, rassemble et offre la possibilité d’une confession nouvelle à l’égard de l’art musical.
On rouvre le yeux face à notre écran d’ordinateur devant lequel In Rainbows fut téléchargeable au prix de son choix au moment de sa sortie en 2007. Bien loin de se contenter de bousculer la métaphysique, Radiohead se charge de briser les normes de la musique sous sa forme matérielle. De nos songes à la réalité, nos prières sont exaucées.