Sorti en 1979, « Joe’s Garage » est un Opéra-Rock dans un format Triple-Album. Il a été pourtant distribué dans un premier temps avec un disque simple, pour l’Acte 1, puis pour un double-album pour les deux autres actes, avant que la fin des années 80 remettent les choses ensemble, quelques années avant la mort de l’espèce d’Homme Musique qui nous a concocté cette cocotte-minute d’album : Mister Frank Zappa. Sans cesse en quête de défis et de pains sur la planche mesurant 10 mètres, il s’est lancé dans cette aventure entouré d’amis et de musiciens incroyables. 2 heures de totale exploration de ses capacités de satiriste, de guitariste (les solos jouent ici un rôle narratif et peuvent prendre des morceaux entiers) et de lien rock-musique concrète avec sauce LSD, ce qui a fait son identité musicale quoi. L’histoire de cet album-concept est plus proche, dans son approche, de « Tommy » de The Who que « The Astonishing » de Dream Theather (j’aime le taquiner) : Joe, interprété par Ike Willis (magnifique voix), aime jouer de la gratte avec ses squatteurs, jusqu’à ce que la police vienne lui dire de se tourner vers des activités plus « saines », comme la religion. Faut savoir que ce disque est un disque de « propagande », comme nous l’informe le Central Scrutiziner, l’équivalent de Big Brother sur ce disque, car étant publié dans un univers parallèle distopyque, où l’on apprend ce qui arrive à ceux qui veulent entraver l’interdiction de jouer de la musique. Allusions autobiographiques ? Joe rencontre une p’tite catin chez les bonnes sœurs, appelée Mary (comme Mary Poppins, mais on s’en fout). Après avoir profité de sa choucroute, il passe à celle de Lucille, sauf que celle-ci lui refile une maladie vénérienne avant de le larguer comme une capote séchée. Ah merde. En plus, y’a le Central Scrutiziner qui se fout de sa gueule. Du coup, Joe se tourne vers l’Appliantology, l’équivalent de la Scientologie, où L.Ron Hubbard lui conseille de baiser des robots (oui Zappa aime bien le sexe). Notre héros va alors dans la boite de nuit si justement nommée « The Closet », et y rencontre Sy Borg, le fils d’une voisine ayant appelé les flics au début de l’histoire. Apparemment, Jo assure au pieu, puisqu’il finit par casser le robot. Il va en prison et, devinez-quoi, il baise à nouveau ! Mais par des geôliers homosexuels. Et pas de façon très professionnelle. Une fois sorti, Joe souhaite retrouver la musique. En imaginant des solos fous, il devient cinglé, et répond même à des critiques imaginaires. Il entend la voix de Mary pour la dernière fois, imagine un solo de guitare pour la dernière fois, bascule dans la tristesse et s’engage dans une fabrique de muffins. Le dernier morceau de l’album, sans rapport direct avec le reste de l’histoire, raconte comment ce sacré Central Scrutiziner s’enjaille avec ses potes imaginaires. Ce troll en puissance.
Y’avait que Zappa pour imaginer une histoire pareille. Y’avait que lui pour sortir un disque pareil aussi. Croyez-moi : il est pas simple car grandiloquent dans sa luxure sonore, pendant deux heures le disque ne ralentit presque jamais rythmiquement, sa musique est pas du tout cadrée (principale particularité de Zappa, appliquant une astuce personnelle disant qu’en lâchant volontairement les musiciens dans toutes les directions, il pouvait en subvenir un moment miraculeux qu’il n’aurait pas anticipé autrement). Mais merde, c’est hallucinant. C’est un disque qui s’explore à chaque écoute, dès l’ouverture du premier morceau par un tapé de batterie signifiant à lui seul. Il explore plein de genres différents, du rock alternatif, du blues (où il s’y révèle encore plus fort que The Doors !), du reggae (parodique mais charmant), du disco, du gospel, du funk (lui aussi très maîtrisé), et même une instru ambiante pour l’avant-dernier morceau. L’intensité sexuelle de l’histoire est reflétée dans la débauche sonore, puisque les différentes voix et les bruitages, dont une référence à… Pacman, sont tous travaillés comme des partitions instrumentales. Une fois qu’on accepte le délire, qu’on comprend qu’on ne va pas tout comprendre à ce qui va nous dégringoler sur la tronche, cela devient juste une immense jouissance. Malgré un vrai creux sur la Face B du deuxième disque. Mais tout le reste, c’est de la Musique à l’état pur, du bonheur à jouer communicatif et du bonheur à écouter individuel. « Catholic Girls » me fait délirer, « Crew Sluts » est pour moi un sommet de blues, « Fembot in a we T-Shirt » alterne une mélodie contemporaine avec une mélodie rock entêtante sans problème de transition, « Lucille has messed my Mind Up » est apaisant malgré son sujet, « Sy Borg » est hors-normes, et presque tout l’acte 3 est absolument génial. « Packard Goose » est carrément construit comme une mini-sonate rock, notamment le solo dantesque et ravageur sur une basse grondante, juste après le dictame du disque : « The Music is the Best » ! « Watermelon in Easter Hay », réputé pour être le plus beau solo de Zappa (en tout cas, ses enfants le pensent), sur l’instru ambiante et qui est particulièrement singulière, déjà pour son intru en mesures très simples et cadrées, mais surtout pour son ambiance poignante de mélancolie, ce solo qui cherche pas à repousser la technique comme sur les autres… On plane à son écoute, chose qu’on n’aurait jamais pu prévoir à la première écoute d’un gâteau pareil. Ça aurait été super cool que ce soit ce morceau qui achève l’album, parce que « A Little Green Rosetta », en plus de pas être terrible, est interminable. 9 minutes de fanfare, sur une même phrase, bon sang qu’est-ce qui lui a pris ?
Comme d’autres Zappa, son écoute nécessite une forte curiosité musicale, notamment d’expérimentations, et un profond amour pour l’humour et la vie. Sitôt acquis ces qualités, vous devez trouver un moyen de plonger dans ce disque (c’est facile, il est trouvable sur YouTube). Il m’accompagne pendant ce confinement, et il me fait l’effet de seringues de vie. Zappa is the Best !