David Gilmour est un cas à part dans la Musique. Eternel second couteau dans le Pink Floyd, soit quand même l’un des groupes les plus populaires dans l’histoire du Rock, puisque recruté pour pallier à l’effondrement de Syd Barrett, le génie du groupe, et ensuite éclipsé par la mainmise dictatoriale de Roger Waters, il a gagné progressivement une reconnaissance exceptionnelle, d’abord comme guitariste (alors qu’il n’est aucunement un virtuose, ce qui nous le rend d’ailleurs beaucoup plus sympathique que les acharnés de la « technique guitaristique »), mais aussi comme… être humain. Tout le monde aujourd’hui aime David Gilmour (Bon, le fait que Waters soit devenu une personne aussi détestable contribue aussi au report de l’affection des fans du Floyd sur lui, ne le nions pas).
La question est évidemment, pour un musicien, quoi faire de ce respect, de cette admiration, de cet « amour » ? La réponse apportée par Gilmour est toujours la même : pas forcément grand chose, car au centre de sa vie (certes aisée, avec l’argent qu’a rapporté et que rapporte toujours le groupe), il met sa famille, et son existence « d’honnête homme » (au sens de l’idéal philosophique du XVIIème siècle). Son album solo précédent date de presque dix ans, et Luck and Strange, ce cinquième ouvrage, va donc faire le point sur ce qui s’est passé depuis : le Covid et le confinement, inévitablement, mais aussi le fait de vieillir en père de famille soucieux de l’évolution du monde, et de l’avenir de ses enfants. Rien de révolutionnaire donc, mais une démarche « humble » qui renforcera l’admiration des fans (et, sans surprise, tranche avec l’histrionisme militant de Waters). Et qui fera le sel de ce disque, qui est tout sauf une surprise, et ne pourra aucunement être qualifié de chef d’œuvre. Mais pourra nous aider à mieux passer l’hiver prochain, tant il est intime, et… chaleureux !
Formellement (et répétons-le, sans surprise aucune), on est dans le registre « floydien » classique, mais sans l’emphase, la pompe parfois pénible dont on sait bien que Waters était responsable. Et on note aussi la coloration « blues », influence importante chez Gilmour. Ceux qui détestent le Floyd (ils ne sont pas nombreux, mais sait-on jamais…) regretteront un manque criant de mélodies mémorisables, une sorte de langueur qui s’accentue avec l’âge, et un chant au mieux moyen, parfois médiocre, qui a toujours été le point faible chez Gilmour. Mais nul ne pourra se plaindre des superbes parties de guitare qui, sans les envahir (car Gilmour n’est pas un « guitar hero », on l’a souligné), illuminent la plupart des longs morceaux composant Luck and Strange.
On a déjà beaucoup glosé sur la chanson Luck and Strange elle-même, réflexion sur le temps qui passe et l’approche de la mort. « But let’s hope it’s not just luck and strange / A one-off peaceful golden age / That’s a dark thought in the dark / Time for this mortal man to love the child that holds my hand / And the woman who smiles when I embrace her / These eyes stay dry but my, oh my, guitar » (Mais espérons que ce n’est pas juste de la chance et de l’étrange / Un âge d’or paisible qui n’arrive qu’une fois / C’est une pensée bien sombre dans l’obscurité / Il est temps pour cet homme mortel d’aimer l’enfant qui tient ma main / Et la femme qui sourit quand je l’embrasse / Ces yeux restent secs mais ma, oh ma, guitare..). C’est d’ailleurs le titre le plus « Blues » du disque, et ce genre convient parfaitement à la tristesse et l’angoisse du thème d’une chanson qui réfléchit sur la chance que nous avons eue de connaître la paix pendant notre existence (la chanson a été partiellement inspirée par la guerre en Ukraine). The Piper’s Call, réflexion sur la crise climatique provoquée par l’insouciance de l’humanité, est bien plus original formellement, n’hésitant pas à monter en intensité. Après ces deux très bons morceaux, A Single Spark cumule les défauts bien connus de Gilmour et se révèle planant, agréable et… anodin.
Vient ensuite la meilleure chanson du disque, Between Two Points : c’est une reprise (d’un groupe de dream pop assez obscur, The Montgolfier Brothers), et elle est – très bien – chantée par sa fille Romany. Mais comme Gilmour la conclut avec un solo transcendant, on n’ironisera pas trop. Quelle émotion dans son jeu de guitare ! Dark And Velvet Nights est LE moment « Rock » du disque, et sans doute le plus éloigné du « style Pink Floyd » : avec un travail remarquable à la guitare, c’est une belle réussite, qui fait regretter que Gilmour ne sorte pas plus souvent de sa « zone de confort » ! (Faut-il imputer cette « prise de risque » à l’influence du producteur, Charlie Andrew, que nous connaissons surtout pour son travail avec Alt-J ?).
Sings est une réflexion apaisée sur le confinement, et ce qui construit (ou défait) un couple isolé : « Darling, turn back the clock / Give me time, make it stop / Let’s hold back the news / Stay inside this cocoon » (Chérie, revenons en arrière / Donne-moi le temps, arrête l’horloge / N’écoutons pas les informations / Restons dans ce cocon). Il est dommage qu’à nouveau, la musique soit en dessous de l’intelligence de son sujet. Scattered sera, on le parie, le gros coup de cœur des nostalgiques du Floyd : un titre de plus de sept minutes qui aurait pu, sans problème, orchestré différemment, figurer sur l’un des grands albums de la période dorée du groupe. Tout y est de ce qui faisait la gloire de Pink Floyd, y compris, bien entendu, la guitare orgasmique qui propulse le morceau vers l’excellence.
Si l’on se penche sur les bonus tracks, une belle surprise nous attend d’abord : Yes I Have Ghosts est une chanson que Leonard Cohen aurait pu inclure sur n’importe lequel de ses disques, et c’est pour nous, sans doute, le plus beau compliment que nous pouvions adresser à David Gilmour. Et une preuve que, avec l’aide de sa femme et collaboratrice Polly Sampson, responsable des paroles des chansons, et de sa fille Romany, qui contribue à nouveau au chant, il arrive encore à nous toucher au cœur.
Les plus grands fans s'aventureront ensuite dans une loooongue jam de 14 minutes sur le titre Luck and Strange, que l’on pourra juger dispensable, mais qui s’avère précieuse : d’abord parce qu’elle ravira forcément les amoureux de belles parties de guitare, et ensuite parce qu’elle date de 2007 et que le regretté Rick Wright y joue du piano et de l’orgue Hammond, avec le talent qu’on lui connaît.
Il ne nous laisse plus qu’à vous laisser trouver votre place, douce et chaude, au sein de ce disque bienveillant, à vrai dire légèrement au-dessus de ce que nous espérions de David Gilmour.
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/09/17/david-gilmour-luck-and-strange-lalbum-dun-honnete-homme/