Si "Seventeen Seconds" voyait le ciel se couvrir d'une calme brume introspective, si le gris sombre et épais de "Faith" annonçait l'orage, alors le noir et rouge hallucinés de la pochette de "Pornography" plongeront l'auditeur au coeur d'une violente tempête.
Comment le trio de Crawley a-t-il pu passer de l'humour pince-sans-rire d'"Accuracy" au froid morbide de "Cold" en l'espace de quatre ans? La réponse réside certainement dans la fatigue engendrée par les interminables tournées passées à jouer toujours les mêmes morceaux dans des salles parfois à moitié-vides, devant des publics parfois trop bruyants et pas en phase avec la messe sombre que leur servent ceux que l'on aime qualifier de "Nouveaux Pink Floyd", justement à l'instar de ces derniers, The Cure va construire en réaction son propre mur, mur du son, mur émotionnel, mur de canettes édifié lors des sessions de l'album.
Le contexte global de l'époque n'est pas non-plus à la franche rigolade: Chômage de masse, désindustrialisation, politique néo-libérale de Thatcher, guerre en Afghanistan et bientôt aux Malouines, justifiant la montée de la violence et du nihilisme chez la jeunesse qui se fraye un chemin entre les hordes de skins néo-nazis, l'héroïne et une maladie mortelle qui n'a pas encore trouvé son nom.
La paysage musical se durcit forcément: A Glasgow fleurit le Punk's not dead, les Banshees se psychédélisent de plus en plus et nouveaux espoirs du post-punk évoluent dans un style plus sombre et plus tribal comme Theatre of Hate, Virgin Prunes et surtout Killing Joke, dont le chanteur prédisait que la fin du monde adviendrait dans "Ten fucking months".
Robert Smith profite donc d'un break de la tournée "Faith" pour emprunter le kit de batterie de Lol et compose dessus les prémices de l'album à venir. Après une session demo en décembre, le groupe s'enferme aux RAK Studios de Londres de janvier à avril en compagnie du jeune producteur Phil Thornalley, se séparant pour l'occasion de Mike Hedges. Les sessions seront intenses, le groupe au bord de la rupture tournant au régime bière-LSD, et dormant à même le sol dans les locaux.
L'album qui sort en mai surprendra par son esthétique globale: Le titre-choc (le disque a failli s'appeler "Sex") et la photo des membres du groupe masqués et baignés dans un rouge-trouble laissent présager une écoute tourmentée. A l'écoute du "One-Hundred Years" qui ouvre le disque, on peut dire qu'il n'y a pas tromperie sur la marchandise: Une boîte-à-rythme au beat martial, des synthés malsains et une voix scandant "It doesn't matter if we all die" posent l'ambiance de l'album. Après cette magistrale introduction de plus de sept minutes, les attaques au sulfure se poursuivront, "A Short Term Effect" et son psychédélisme malsain, le rythme tribal de "The Hanging Garden" dont le sujet traite de la copulation animale, l'hypnotique "Siamese Twins" qui narre un rapport charnel sans amour, suivi de "The Figurehead" s'adressant à une statue sans âme, "A Strange Day" faussement pop évoque la fin du monde, "Cold" la mort glaciale et enfin "Pornography" finit par la phrase "I must find this sickness, find a cure" sous un déluge de guitares et de bandes sonores à l'envers.
Cet album nécessite plusieurs écoutes avant de rentrer sous sa chape de plomb, un peu comme si on essayait d'atterrir sur la surface de Vénus. La pression cloue l'auditeur au sol et la lumière qui pénètre difficilement à travers les nuages de réverbération est bien trouble. Bien que faisant partie à postériori de la fameuse "trilogie glacée" du groupe, "Pornography" est un album à part dans la discographie de The Cure, une expérience en soi, dirais-je même. Expérience auto-destructrice qui changera le destin immédiat et à long-terme du groupe. Robert Smith voulait réaliser le "Ultimate Fuck You Record", il scellera la fin de Cure première version en forçant la porte de la cathédrale.
Un chef d'œuvre à écouter absolument.