« Don't you think that it's boring how people talk. » interpelle Lorde dès la première seconde de Pure Heroine, son premier album pourtant marqué de bout en bout par une une nonchalance dans le chant. Débarquée de nulle part en même temps que son premier single « Royals » qui a conquis les charts néo-zélandais puis le billboard, Lorde est un peu un ovni de la scène pop mainstream : une artiste de 16 ans – c'est dit – au style minimaliste qui ne vient ni des US ni du Royaume-Uni, ayant pour seul co-writer crédité son producteur. Elle aurait été repérée durant un spectacle scolaire par un cadre d'Universal à 12 ans, pourquoi pas. Une chose est sûre, derrière son nom de scène Ella Yelich-O'Connor n'a pas la langue dans sa poche et a déjà distribué quelques coups de coude en interview tant à la société ou qu'à certaines popstars établies, ce qui ne fait bien sûr pas de mal niveau buzz mais reste risqué quand on s'adresse peu ou prou au même public.
Là où ça devient intéressant c'est qu'elle propose en effet quelque chose de différent dans les limites d'un disque labellisé. Pas une différence vaine, une qui semble motivée par un objectif noble : redonner un poids voire une profondeur au genre, ainsi que de l'endurance (tout ça sans tomber dans la lourdeur occasionnelle de Lana del Rey, on y viendra). Dans Pure Heroine, les mélodies ne sont jamais pressées, rarement forcées comme dans un « Roar » ou puériles comme dans un « Call me Maybe ». Autre point potentiellement énervant de la pop sur le long terme : les longues notes, qu'on ne retrouvera quasiment que dans le refrain de Royals, et les gimmicks vocaux qui sont utilisés ici avec parcimonie comme pour les « yeah » en contrepoint de Tennis Court et l'intro tourbillonnante de Team - quoique moins dans la malsaine Glory and Gore. Globalement, Pure Heroine ne dégage pas l'immédiateté, l'énergie ou la joie qu'on attendrait d'un album pop lambda, mais est-ce une mauvaise chose ?
Derrière des mélodies élégantes et d'une rare agilité c'est quand même la production qui définit la singularité sonique de l'album, qui arrive au bon moment. Dans combien de temps serait-on arrivé à cette esthétique ? Dur à savoir mais probablement moins d'un an. Reste que Lorde donne du coup l'impression d'avoir un temps d'avance. Une production moderne et électronique loin de la pop des années 2000 ou des textures luxuriantes de Florence Welch, mais sans les synthés invasifs et les effets de l'électro-pop, ni les arrangements appuyés de Lana del Rey. Pensez plutôt à James Blake qui se mettrait à la pop en ne gardant que ses faibles influences RNB. Des artistes comme Frank Ocean, Jessie Ware et AlunaGeorge ont d'ailleurs déjà commencé à emprunter une direction similaire en l'appliquant au RnB - une recherche d'espace et de simplicité dans la prod qui fait du bien aux oreilles.
L'élément central de l'oeuvre reste la voix de Lorde qui règne en seigneur sur cet espace sonore et dont le timbre n'aurait pas brillé autant sur une instrumentation classique.
Si sa voix n'est pas forcément la plus marquante de la scène techniquement ou émotionnellement, elle sait se montrer captivante, hypnotique, fougueuse ou sensible quand il le faut et porte sans problème les mélodies en studio. En outre, Lorde montre une maturité impressionnante au niveau de sa diction et ses inflexions de voix, et son accent rajoute une dernière touche de personnalité au chant. Le reste est minimaliste, se limitant principalement à la rythmique et à des nappes de synthé, même si régulièrement la « basse » ou les harmonies vocales viennent jouer un rôle clé. Si tout cela peut paraître facile – dans un sens, ça l'est, mais pas plus que ce qui passe à la radio –, il n'empêche que cela force les compositions à travailler sans chache-misère et sans esbroufe.
Devant une esthétique aussi épurée on s'attend légitimement à voir l'ennui pointer le bout de son nez, un peu comme si on écoutait une galette des XX (oups). Pure Heroine partage avec ces derniers deux points communs : c'est un album court ne dépassant pas les 40 min, et qui s'appuie sur une ambiance globale nocturne - dans son cas je dirais qu'il évoque clairement l'oisiveté des nuits estivales. Et deux différences salvatrices. D'une part les chansons sont au final facilement dissociables avec une écoute attentive, caractérisées de bout en bout par leurs mélodies et montrant des variations stylistiques : Team est un doux tube synth pop , Ribs touche à la House, Royals au RnB, Buzzcut Season à la dream pop,.. Une ligne de piano sous reverb par ci, une boucle de guitare par là ; et jamais le même son de « percussions » n'est retrouvé. D'autre part le tracklisting nous évite sagement l'accumulation des morceaux poussifs en fin d'album, Pure Heroine étant à mon avis un album avec un début sympathique, un cœur bluffant de Ribs à Team, un léger passage à vide et une fin glorieuse. Au passage, je me demande comme takeshi29 comment un titre aussi maîtrisé que Bravado a pu passer à la trappe...
« It's a new art form, showing people how little we care, »
Sur le plan des paroles, Lorde n'a somme toute pas une vision très intéressante même s'il est évidemment tordu d'en tenir rigueur à quelqu'un qui composé son propre album POP à 16 ans. D'autant qu'au niveau de l'écriture l'adolescente a son style et n'a rien à envier à nombre d'artistes dans leur vingtaine. Le titre de l'album est d'ailleurs un joli jeu de mot, renvoyant à la fois à sa créatrice et à son style planant, addictif (la drogue ne prend pas de 'e'). Mieux, Pure Heroine évite soigneusement les thèmes les plus clichés de la pop actuelle (amour, ruptures et carpe diem) et préfère la réflexion au fantasme.
En fait on y retrouve même un désintérêt compréhensible pour les textes coincés dans la vision luxueuse, obsessionnelle ou hypocrite de leurs auteurs, loins du quotidien adolescent (« We'll never be royal » / « We don't care, we aren't caught up in your love affair »), pied de nez on l'imagine aux Lana, Swift et Kanye West du monde. Émergent aussi quelques vagues commentaires sociaux : la fatigue des conventions dans Tennis Court, la passion des foules pour la violence dans Glory & Gore ; ou une critique plus pertinente des cliques d'ado aux codes superficiels dans White Teeth Teens...
« Maybe the Internet raised us, or maybe people are jerks. »
Finalement Lorde est à son meilleur quand elle cesse d'être la voix de la raison et redevient Ella. Une adolescente de classe moyenne sup. vivant dans la grande ville d'un pays paumé, ballottée entre soirées d'insouciance et perplexité quant à la négociation de cette période de la vie, et essayant de transmettre observations et émotions dans de modestes chansons - tout en ayant l'intuition que la sienne va bientôt changer avec la sortie de son disque. Sur Team elle laisse la mélodie s'envoler dans un refrain enthousiaste (« We live in cities you'll never see on screen... ») empli de connivence, mais immédiatement tempéré par une ligne désabusée qui n'en est que renforcée. Plus tôt, une ligne aussi simple que « It feels so scary getting old » arrive à trouver une résonance anormale grâce à la fragilité de son timbre et l'urgence de la mélodie de Ribs. La description de la débauche adolescente dans 400 lux est la plus sincère et réaliste (car banale ?) que vous trouverez dans la pop, cela sans glorification ni vulgarité. Mais la "perfection" est atteinte sur Buzzcut Season et le morceau final (Dancing in) A World Alone. En plus d'être probablement les compositions les plus abouties elles ont la tonalité doucement mélancolique et perchée pour donner tout son sens à leur texte imagé, aussi bien personnel qu'universel. Et à entendre ces notes de guitare parfaitement placées derrière un chant plus sincère que jamais, il est plus que probable que le meilleur soit encore à venir.
Mais voilà que la boucle est bouclée sur un « Let them talk » au dessus de conversations inaudibles, mettant fin à cette bulle contemplative à la saveur sucrée. Libre à vous de repartir pour un tour, mais attention au "sugar rush"...
TL;DR : Si vous n'avez pas jeté l'éponge sur la pop, ne manquez pas cet album, oubliez la "hype" ! Et Royals est loin [imo] d'être la meilleure piste.
PS: Relire une de ses critiques après 10 ans ça fait mal parfois ;_; Si vous avez lu tout ça sans avoir écouté l'album j'hésite entre "merci" et "désolé" :v