Quadrophenia
7.6
Quadrophenia

Album de The Who (1973)

"I'm not schizophrenic, i'm bleeding quadrophenic!"

Il y aurait définitivement de quoi faire une chronique littéraire littéraire et journalistique de Quadrophenia, le sixième album studio et deuxième opéra des Who, sorti en 1973 après le glorieux Who's Next ... Mais à quoi bon ? Tout a été dit sur lui, ses textes décryptés, ses musiques analysées, sa pochette décortiquée et passée au scan, avec son opulent livret photo. Noyée au milieu de toutes les autres, ma chronique sera purement personnelle, puisqu'elle donnera mon ressenti, mes impressions et mes interprétations lors de son écoute.

Quadrophenia est sombre, largement plus que son prédecesseur Tommy, plus fantaisiste. Ici, Pete Townshend allégorise un mod, Jimmy, connaissant quelques troubles mentaux, et révélant au fil du double album les quatre phases de sa personnalité, une par membre de Who, ayant chacun un thème spécifique.

Le choix de se fixer dans un cadre réel, avec en prime un hommage au courant mod, dont les Who furent le fer de lance un temps, ne semble pas anodin. Après les pérégrinations hallucinées et pinballistiques de Tommy et l'échec du projet Lifehouse (qui deviendra Who's Next, relativisons donc l'échec), les Who sont aux quatre vents. Chacun se bat un peu contre une part de vice, sauf Roger Daltrey, sans doute trop beau pour tout ça. Pete Townshend est alcoolique, Entwistle aussi, et Keith Moon ... ai-je besoin d'en dire plus ? Chacun commence aussi à toucher au solo, avec quelques albums assez sympathiques sortis dans ces années là.

Bref, "remettons nous sur les rails", et c'est avec détermination que Pete Townshend se met à la composition du prochain opéra des Who. Il fut extrêmement prolifique (on parle de quinze heures de musique composée, d'à peu près cinquante chansons), préfigurant tristement et ironiquement la page blanche de Who By Numbers. Il s'associe à John Entwistle pour les arrangements et Roger Daltrey livre sur cet album sa meilleure performance vocale avec les Who. Sa voix rauque et brûlante prend nettement plus de place que sur Tommy. Entwistle élabore des arrangements travaillés et ambitieux ("Doctor Jimmy", "I'm The Sea" et "The Rock" en sont de parfaits exemples), et sa basse vrombit de plaisir, avec complexité et élégance. Moon martèle, martèle, martèle encore ... On ne le retrouvera jamais ainsi.

Quadrophenia est aussi marqué par un usage plus important des synthétiseurs (qui pointaient déjà le bout de leur nez sur Who's Next) et des cuivres, donnant au tout une saveur plus opératique que Tommy de par les nouveaux horizons offerts par ces instruments. De nouvelles techniques sont explorées, donnant au tout une diversité qui manque parfois à Tommy. Généralement, la musique est plus chaude que celle de son prédecesseur, flirtant plus avec le hard rock que la pop à proprement parler, tout en gardant un sens de la mélodie incontestable.

Car oui! A mon sens, Quadrophenia est supérieur à Tommy. On apprécie l'histoire fantasque et les idées audacieuses de ce dernier, mais son successeur le surpasse, largement. C'est mon avis, qui n'est clairement pas unanime au sein de la communauté. Quadrophenia est plus logique, plus travaillé et bénéficie d'une meilleure construction. Petit résumé succinct de l'histoire, Jimmy, jeune mod, constate avec difficulté le passage de l'adolescence à l'âge adulte. Tout le déçoit consécutivement, de la musique qu'il aime à son travail, en passant par ses compères mod, sa girlfriend et (naturellement) ses parents. Alors, il prend des amphèts, part à Brighton par le train de 5h15, vole un scooter et voit en gros son monde exploser. Ce type est complètement paumé, comme tous à cet âge là.

C'est l'hommage des Who à un monde qu'ils ont représenté, à un monde dont ils sont issus et, au-delà de tout ça, un véritable reflet des doutes de la jeunesse vers 1965. Pour pallier cela, on boit, on se gave d'amphèts, on voit des filles... Le renvoi au divertissement pascalien est évident, l'Homme constatant le vide abyssal de la vie va chercher à s'en distraire par tous les moyens possibles.

Au final, on assiste à la métamorphose de Jimmy, par tous les stades du changement inévitable que sa croissance en tant qu'individu induit. De la coupe de ses cheveux, "pour rester à la mode, ne pas sortir du cadre" ("Cut My Hair"), à son indépendance forcée car exclu de chez ses parents ("I've Had Enough"), malgré sa peur, Jimmy constate que son monde change contre son gré. Personne ne peut voir son "lui réel" ("The Real Me"), et surtout pas son thérapeute qu'il provoque violemment, crachant de colère. Ce voyage à Brighton, dans un souhait de renouer avec des idoles de jeunesse sera un échec ("Bell Boy"), et Jimmy constatera sa solitude. C'est lui qui doit changer, pas le monde, qui continue sa route, avec ou sans lui. C'est un déçu, qui se fera à l'idée ("Love Reign O'er Me"), comme nous tous au fond.

Le héros est également une allégorie des quatre membres du groupe, comme dit précédemment. Pete Townshend a voulu donner plus de substance au personnage en incorporant des éléments de la personnalité de chacun de ses collègues. Chacun a son "leitmotiv", son thème propre qui revient au cours de l'album. "Love Reign O'er Me" est le sien, lyrique et grandiloquent, celui du "retour sur terre" de Jimmy. Roger Daltrey est le "Helpless Dancer", violent, révolté et en colère, sans bornes aucune. John Entwistle n'a pas de chanson à lui, mais son thème revient régulièrement, le romantique, mélancolique et laconique "Is it me, for a moment?", exprimant l'amour que Jimmy ressent malgré lui. C'est un des moments les plus touchants de la discographie des Who, pourtant pas réputée pour sa douceur et sa délicatesse.

Enfin, Keith Moon est le "Bell Boy", ancien leader mod anarchiste et idole de Jimmy, à l'accent cockney très prononcé, finalement vendu à la société en apparence tant détestée en étant devenu portier d'hôtel à Brighton, qu'on appelle grâce à une clochette (d'où Bell Boy). il est le fruit de la dernière désillusion du héros. Son thème est au final assez pathétique et grotesque, tout en gardant un certain sens tragique.

Quadrophenia est fantastique, et trop souvent oublié, éclipsé par Tommy. Il a une grande force, une véritable qualité narrative et musicale, plus une cohérence, qui le rendent supérieur à son prédécesseur. Townshend aurait pu se noyer dans le mélo en suicidant son héros torturé, mais il n'en fera rien. Jimmy contemplera la mer, et s'en ira dans l'autre sens, reprendre sa vie. Son monde a volé en éclat, malgré la douleur, il s'en reconstruira un autre.

C'est le dernier réel coup d'éclat des Who, avant le tiède car non-inspiré Who By Numbers et le marasme Who Are You, avant le décès de Keith Moon, commençant à cette période à réellement brûler la chandelle par les deux bouts, mais c'est une autre histoire.

A écouter patiemment, en entier, et sans modération.

Quadrophenia, psychanalyse conceptuelle d'un type paumé.

Quadrophenia, full album

lyons_pride_
9
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le 1 févr. 2023

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